La poussière retombe peu à peu sur Deir ez-Zoor, les langues se délient, l'image devient (légèrement) plus nette. En cette période de rentrée scolaire, rendons hommage à nos chères têtes blondes en suivant dans ce billet l'indémodable plan causes-conséquences.
Que s'est-il passé ?
Ce blog n'a jamais prétendu détenir la vérité révélée, particulièrement mal venue dans l'analyse de la chose géopolitique. Aussi présentons-nous toutes les hypothèses, de la moins plausible à la plus crédible :
- Acte délibéré de Washington. Peu probable.
L'administration Obama s'est platement excusée : "Les Etats-Unis ont fait part de leur regret par le biais de la Russie [Washington et Damas n'ont pas de contact direct, ndlr] pour la perte de vies au sein des forces armées syriennes". Le Centcom va plus loin : "Les forces de la coalition pensaient qu’elles frappaient une position de combat de l’EI, qu’elles suivaient depuis un certain temps avant le bombardement. La coalition ne ciblerait jamais intentionnellement une unité militaire syrienne."
Certes, il y a le précédent de l'ambassade chinoise de Belgrade en 1999. Les serviles excuses de Bill Clinton n'avaient pas chassé les suspicions. Et de façon générale, les déclarations des autorités US ne doivent jamais être prises à la lettre, c'est le moins que l'on puisse dire... Mais ici, quel intérêt auraient eu les Etats-Unis à bombarder ce bataillon syrien sur un théâtre d'opération très secondaire, loin des rebelles modérément modérés, loin de tout noeud stratégique ? Barack à frites s'est toujours gardé d'attaquer l'armée syrienne, même au plus fort de la tension, en 2013, et il le ferait maintenant, devant les yeux du monde entier, pour en faire profiter Daech, la bête noire de l'opinion mondiale ? Cette thèse tient difficilement debout et c'est un euphémisme...
Alors évidemment, les Russes sont dans un fauteuil. Maria Zakharova : "Nous arrivons à une conclusion terrible pour le monde : la Maison Blanche défend l'Etat Islamique". Qui peut jeter la pierre à la Russie, diabolisée depuis des années par l'appareil médiatico-politique de l'empire ? Juste retour à l'envoyeur, mais qui ne doit peut-être pas nous tromper sur la réalité de l'événement.
- Règlement de compte à OK Corral ou désobéissance à l'intérieur de la hiérarchie US. Possible.
Voilà une hypothèse que vous ne retrouverez jamais dans les médias officiels et qui est pourtant tout à fait pertinente. Ce blog a maintes fois montré à quel point le pouvoir américain est divisé, éclaté. CIA et Pentagone se battent par groupe syrien interposé, des fonctionnaires du Département d'Etat entrent en fronde et Obama est baloté entre les néo-cons et les réalistes. Le Centcom lui-même est extrêmement tiraillé, cinquante analystes du centre de commande déclarant l'année dernière que leurs rapports sur le danger djihadiste en Syrie ont été occultés ou caviardés. L'empire n'a plus réellement de tête, c'est une gorgone.
L'on sait que certains au Pentagone ont accepté du bout des lèvres le cessez-le-feu russo-américain de la semaine dernière, que les néo-cons sont furieux tandis que la CIA reste silencieuse mais n'en pense pas moins. Est-il aberrant d'imaginer qu'un maillon de la chaîne de commande est sorti des clous afin de forcer la main du gouvernement ? Après tout, ça ne serait pas la première fois... En 1999, le bombardement déjà cité de l'ambassade chinoise de Belgrade fut apparemment le fait de "coordonnées erronées" fournies par la CIA. Plus près de nous, lors de son rabibochage avec Poutine, Erdogan a expliqué l'incident du Sukhoi par la désobéissance du général turc d'Incirlik, proche de l'OTAN et d'ailleurs arrêté après la tentative de putsch. Bien sûr, il est déconseillé de croire le sultan sur parole, mais on ne peut exclure qu'il ait dit la vérité pour le coup.
L'incident intervient deux jours avant la possible mise en place d'une coordination russo-américaine prévue par l'accord de cessez-le-feu. On aurait voulu torpiller ce projet qu'on ne s'y serait pas pris autrement... C'est d'ailleurs ce qu'a fait remarquer l'envoyé russe aux Nations-Unies, relevant la bizarrerie de l'intervention US dans une zone où ils n'avaient jamais rien bombardé auparavant. Le bombardement de Deir ez-Zoor est-il une tentative dangereuse et désespérée des faucons visant à faire dérailler une coopération entre les deux grands contre les djihadistes ? Plausible. Il serait par contre ahurissant de voir le couple Kerry-Obama saboter l'accord qu'il a lui-même signé il y a quelques jours.
- Erreur. Possible.
L'aviation américaine a une telle expérience de bavures et bourdes en tout genre qu'une erreur de bonne foi est tout sauf impossible. Irak, Afghanistan... les friendly fire sont légion (les Britanniques en savent quelque chose !) En Syrie même, l'USAF a bombardé à plusieurs reprises ses propres milices.
Le ton des excuses américaines va dans ce sens ainsi que l'explication du Centcom : "Le bombardement a été immédiatement arrêté quand la coalition a été informée par des responsables russes que les cibles appartenaient peut-être à l'armée syrienne". Chose intéressante, le ton de la presse du système est également gêné, presque repentant, semblant donner, une fois n'est pas coutume, raison à Moscou et Damas qui se déchaînent en accusations. CNN, BBC, l'imMonde, Al Jazeera, Fox News... si penauds soudain.
Quelles sont les conséquences ?
Les Russes sont furieux et le font savoir. Les oreilles sifflent à Washington... Accusations ouvertes de soutenir l'EI, moqueries mordantes, explications exigées sur un ton que la Maison Blanche a rarement entendu, convocation d'une session extraordinaire du Conseil de sécurité de l'ONU la nuit dernière. A cette occasion, la pimbêche de service, l'inénarrable Samantha Power n'a pu s'empêcher d'ironiser sur le "numéro de Moscou". La réponse ne s'est pas faite attendre. La belle Maria, encore une fois : "Chère Samantha, je vous conseille un petit voyage en Syrie pour connaître la signification du mot "honte". Parlez avec les habitants. Pas avec les gens d'Al Nosra ni les dissidents syriens vivant en Occident, mais avec les gens qui vivent dans ce pays touché depuis six ans par une sanglante guerre avec la participation active de Washington. Si vous voulez, nous irons ensemble, je paye le voyage. N'ayez pas peur, avec moi personne ne vous fera du mal, à moins bien sûr que vos compatriotes ne commettent un nouveau bombardement "accidentel". Il vous en restera un bon souvenir et, de plus, vous apprendrez ce que veut dire le mot honte". Pan, sur le bec...
Au-delà des mots, cet incident place les Etats-Unis en position très délicate. Moscou peut désormais tout à fait publier les termes de l'accord de cessez-le-feu que Washington cherche tant à cacher, car vraisemblablement favorable au 3+1. Ou simplement le considérer comme nul et non avenu puisque les djihadistes modérés ne le respectent globalement pas (responsabilité US) et qu'en plus les Américains bombardent une armée souveraine en train de combattre l'EI, ce qui, en termes de relations publiques, est désastreux. Dans tous les cas, la légitimité des Etats-Unis en a pris un sérieux coup et leur marge de manœuvre s'est considérablement amoindrie. Le Kremlin joue maintenant sur du velours et je vois bien les Russes exiger sans cesse plus et les Américains reculer à mesure.
Sur le terrain, la reprise des hostilités est déjà là. L'armée syrienne, qui a d'ailleurs tiré sur un drone US à Deir ez-Zoor, relance une offensive partielle dans le sud d'Alep. Le cessez-le-feu est au bord de l'implosion et les Américains, humiliés en plus par leurs "alliés modérés", ne semblent plus être en position d'influer réellement sur les événements. Triste fin de règne pour Barack à frites...
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