.

.
.

lundi 23 octobre 2017

PLUS EFFICACE QUE LES DICTATURES : LE LAVAGE DE CERVEAUX EN LIBERTE

SOURCE  et COMMENTAIRES 

Rachats de grands journaux – le « Wall Street Journal » aux Etats-Unis, « Les Echos » en France – par des hommes fortunés habitués à plier la vérité au gré de leurs intérêts (lire aussi « Prédateurs de presse et marchands d’influence », par Marie Bénilde), médiatisation outrancière de M. Nicolas Sarkozy, cannibalisation de l’information par les sports, la météo et les faits divers, le tout dans une débauche de publicités : la « communication » constitue l’instrument de gouvernement permanent des régimes démocratiques. Elle est, pour eux, ce que la propagande est aux dictatures. Dans un entretien accordé au journaliste de France Inter Daniel Mermet, l’intellectuel américain Noam Chomsky analyse ces mécanismes de domination et les replace dans leur contexte historique. Il rappelle, par exemple, que les régimes totalitaires se sont appuyés sur les ressorts de la communication publicitaire perfectionnés aux Etats-Unis au lendemain de la première guerre mondiale. Au-delà, il évoque les perspectives de transformation sociale dans le monde actuel, et ce à quoi pourrait ressembler l’utopie pour ceux qui, malgré la pédagogie de l’impuissance martelée par les médias, n’ont pas renoncé à changer le monde.
Commençons par la question des médias. En France, en mai 2005, lors du référendum sur le traité de Constitution européenne, la plupart des organes de presse étaient partisans du « oui », et cependant 55 % des Français ont voté « non ». La puissance de manipulation des médias ne semble donc pas absolue. Ce vote des citoyens représentait-il aussi un « non » aux médias ?
Le travail sur la manipulation médiatique ou la fabrique du consentement fait par Edward Herman et moi n’aborde pas la question des effets des médias sur le public (1). C’est un sujet compliqué, mais les quelques recherches en profondeur menées sur ce thème suggèrent que, en réalité, l’influence des médias est plus importante sur la fraction de la population la plus éduquée. La masse de l’opinion publique paraît, elle, moins tributaire du discours des médias.
Prenons, par exemple, l’éventualité d’une guerre contre l’Iran : 75 % des Américains estiment que les Etats-Unis devraient mettre un terme à leurs menaces militaires et privilégier la recherche d’un accord par voie diplomatique. Des enquêtes conduites par des instituts occidentaux suggèrent que l’opinion publique iranienne et celle des Etats-Unis convergent aussi sur certains aspects de la question nucléaire : l’écrasante majorité de la population des deux pays estime que la zone s’étendant d’Israël à l’Iran devrait être entièrement débarrassée des engins de guerre nucléaires, y compris ceux que détiennent les troupes américaines de la région. Or, pour trouver ce genre d’information dans les médias, il faut chercher longtemps.
Quant aux principaux partis politiques des deux pays, aucun ne défend ce point de vue. Si l’Iran et les Etats-Unis étaient d’authentiques démocraties à l’intérieur desquelles la majorité détermine réellement les politiques publiques, le différend actuel sur le nucléaire serait sans doute déjà résolu. Il y a d’autres cas de ce genre.
Concernant, par exemple, le budget fédéral des Etats-Unis, la plupart des Américains souhaitent une réduction des dépenses militaires et une augmentation, en revanche, des dépenses sociales, des crédits versés aux Nations unies, de l’aide économique et humanitaire internationale, et enfin l’annulation des baisses d’impôts décidées par le président George W. Bush en faveur des contribuables les plus riches.
Sur tous ces sujets-là, la politique de la Maison Blanche est totalement contraire aux réclamations de l’opinion publique. Mais les enquêtes qui relèvent cette opposition publique persistante sont rarement publiées dans les médias. Si bien que les citoyens sont non seulement écartés des centres de décision politique, mais également tenus dans l’ignorance de l’état réel de cette même opinion publique.
Il existe une inquiétude internationale relative à l’abyssal « double déficit » des Etats-Unis : le déficit commercial et le déficit budgétaire. Or ceux-ci n’existent qu’en relation étroite avec un troisième déficit : le déficit démocratique, qui ne cesse de se creuser, non seulement aux Etats-Unis, mais plus généralement dans l’ensemble du monde occidental.
Chaque fois qu’on demande à un journaliste vedette ou à un présentateur d’un grand journal télévisé s’il subit des pressions, s’il lui arrive d’être censuré, il réplique qu’il est entièrement libre, qu’il exprime ses propres convictions. Comment fonctionne le contrôle de la pensée dans une société démocratique ? En ce qui concerne les dictatures, nous le savons.
Quand des journalistes sont mis en cause, ils répondent aussitôt : « Nul n’a fait pression sur moi, j’écris ce que je veux. » C’est vrai. Seulement, s’ils prenaient des positions contraires à la norme dominante, ils n’écriraient plus leurs éditoriaux. La règle n’est pas absolue, bien sûr ; il m’arrive moi-même d’être publié dans la presse américaine, les Etats-Unis ne sont pas un pays totalitaire non plus. Mais quiconque ne satisfait pas certaines exigences minimales n’a aucune chance d’être pressenti pour accéder au rang de commentateur ayant pignon sur rue.
C’est d’ailleurs l’une des grandes différences entre le système de propagande d’un Etat totalitaire et la manière de procéder dans des sociétés démocratiques. En exagérant un peu, dans les pays totalitaires, l’Etat décide de la ligne à suivre et chacun doit ensuite s’y conformer. Les sociétés démocratiques opèrent autrement. La « ligne » n’est jamais énoncée comme telle, elle est sous-entendue. On procède, en quelque sorte, au « lavage de cerveaux en liberté ». Et même les débats « passionnés » dans les grands médias se situent dans le cadre des paramètres implicites consentis, lesquels tiennent en lisière nombre de points de vue contraires.
Le système de contrôle des sociétés démocratiques est fort efficace ; il instille la ligne directrice comme l’air qu’on respire. On ne s’en aperçoit pas, et on s’imagine parfois être en présence d’un débat particulièrement vigoureux. Au fond, c’est infiniment plus performant que les systèmes totalitaires.
Prenons, par exemple, le cas de l’Allemagne au début des années 1930. On a eu tendance à l’oublier, mais c’était alors le pays le plus avancé d’Europe, à la pointe en matière d’art, de sciences, de techniques, de littérature, de philosophie. Puis, en très peu de temps, un retournement complet est intervenu, et l’Allemagne est devenue l’Etat le plus meurtrier, le plus barbare de l’histoire humaine.
Tout cela s’est accompli en distillant de la peur : celle des bolcheviks, des Juifs, des Américains, des Tziganes, bref, de tous ceux qui, selon les nazis, menaçaient le cœur de la civilisation européenne, c’est-à-dire les « héritiers directs de la civilisation grecque ». En tout cas, c’est ce qu’écrivait le philosophe Martin Heidegger en 1935. Or la plupart des médias allemands qui ont bombardé la population avec des messages de ce genre ont repris les techniques de marketing mises au point... par des publicitaires américains.
N’oublions pas comment s’impose toujours une idéologie. Pour dominer, la violence ne suffit pas, il faut une justification d’une autre nature. Ainsi, lorsqu’une personne exerce son pouvoir sur une autre – que ce soit un dictateur, un colon, un bureaucrate, un mari ou un patron –, elle a besoin d’une idéologie justificatrice, toujours la même : cette domination est faite « pour le bien » du dominé. En d’autres termes, le pouvoir se présente toujours comme altruiste, désintéressé, généreux.

Quand la violence d’Etat ne suffit plus

Dans les années 1930, les règles de la propagande nazie consistaient, par exemple, à choisir des mots simples, à les répéter sans relâche, et à les associer à des émotions, des sentiments, des craintes. Quand Hitler a envahi les Sudètes [en 1938], ce fut en invoquant les objectifs les plus nobles et charitables, la nécessité d’une « intervention humanitaire » pour empêcher le « nettoyage ethnique » subi par les germanophones, et pour permettre que chacun puisse vivre sous l’« aile protectrice » de l’Allemagne, avec le soutien de la puissance la plus en avance du monde dans le domaine des arts et de la culture.
En matière de propagande, si d’une certaine manière rien n’a changé depuis Athènes, il y a quand même eu aussi nombre de perfectionnements. Les instruments se sont beaucoup affinés, en particulier et paradoxalement dans les pays les plus libres du monde : le Royaume-Uni et les Etats-Unis. C’est là, et pas ailleurs, que l’industrie moderne des relations publiques, autant dire la fabrique de l’opinion, ou la propagande, est née dans les années 1920.
Ces deux pays avaient en effet progressé en matière de droits démocratiques (vote des femmes, liberté d’expression, etc.) à tel point que l’aspiration à la liberté ne pouvait plus être contenue par la seule violence d’Etat. On s’est donc tourné vers les technologies de la « fabrique du consentement ». L’industrie des relations publiques produit, au sens propre du terme, du consentement, de l’acceptation, de la soumission. Elle contrôle les idées, les pensées, les esprits. Par rapport au totalitarisme, c’est un grand progrès : il est beaucoup plus agréable de subir une publicité que de se retrouver dans une salle de torture.
Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est protégée à un degré que je crois inconnu dans tout autre pays du monde. C’est assez récent. Dans les années 1960, la Cour suprême a placé la barre très haut en matière de respect de la liberté de parole, ce qui exprimait, à mon avis, un principe fondamental établi dès le XVIIIe siècle par les valeurs des Lumières. La position de la Cour fut que la parole était libre, avec pour seule limite la participation à un acte criminel. Si, par exemple, quand je rentre dans un magasin pour le dévaliser, un de mes complices tient une arme et que je lui dis : « Tire ! », ce propos n’est pas protégé par la Constitution. Pour le reste, le motif doit être particulièrement grave avant que la liberté d’expression soit mise en cause. La Cour suprême a même réaffirmé ce principe en faveur de membres du Ku Klux Klan.
En France, au Royaume-Uni et, me semble-t-il, dans le reste de l’Europe, la liberté d’expression est définie de manière très restrictive. A mes yeux, la question essentielle est : l’Etat a-t-il le droit de déterminer ce qu’est la vérité historique, et celui de punir qui s’en écarte ? Le penser revient à s’accommoder d’une pratique proprement stalinienne.
Des intellectuels français ont du mal à admettre que c’est bien là leur inclination. Pourtant, le refus d’une telle approche ne doit pas souffrir d’exception. L’Etat ne devrait avoir aucun moyen de punir quiconque prétendrait que le Soleil tourne autour de la Terre. Le principe de la liberté d’expression a quelque chose de très élémentaire : ou on le défend dans le cas d’opinions qu’on déteste, ou on ne le défend pas du tout. Même Hitler et Staline admettaient la liberté d’expression de ceux qui partagaient leur point de vue...
J’ajoute qu’il y a quelque chose d’affligeant et même de scandaleux à devoir débattre de ces questions deux siècles après Voltaire, qui, comme on le sait, déclarait : « Je défendrai mes opinions jusqu’à ma mort, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez défendre les vôtres. » Et c’est rendre un bien triste service à la mémoire des victimes de l’Holocauste que d’adopter une des doctrines fondamentales de leurs bourreaux.
Dans un de vos livres, vous commentez la phrase de Milton Friedman :« Faire des profits est l’essence même de la démocratie »...
A vrai dire, les deux choses sont tellement contraires qu’il n’y a même pas de commentaire possible... La finalité de la démocratie, c’est que les gens puissent décider de leur propre vie et des choix politiques qui les concernent. La réalisation de profits est une pathologie de nos sociétés, adossée à des structures particulières. Dans une société décente, éthique, ce souci du profit serait marginal. Prenez mon département universitaire [au Massachusetts Institute of Technology] : quelques scientifiques travaillent dur pour gagner beaucoup d’argent, mais on les considère un peu comme des marginaux, des gens perturbés, presque des cas pathologiques. L’esprit qui anime la communauté académique, c’est plutôt d’essayer de faire des découvertes, à la fois par intérêt intellectuel et pour le bien de tous.
Dans l’ouvrage qui vous est consacré aux éditions de L’Herne, Jean Ziegler écrit : « Il y a eu trois totalitarismes : le totalitarisme stalinien, nazi et maintenant c’est Tina (2). » Compareriez-vous ces trois totalitarismes ?
Je ne les mettrais pas sur le même plan. Se battre contre « Tina », c’est affronter une emprise intellectuelle qu’on ne peut pas assimiler aux camps de concentration ni au goulag. Et, de fait, la politique des Etats-Unis suscite une opposition massive à l’échelle de la planète. L’Argentine et le Venezuela ont jeté le Fonds monétaire international (FMI) dehors. Les Etats-Unis ont dû renoncer à ce qui était encore la norme il y a vingt ou trente ans : le coup d’Etat militaire en Amérique latine. Le programme économique néolibéral, qui a été imposé de force à toute l’Amérique latine dans les années 1980 et 1990, est aujourd’hui rejeté dans l’ensemble du continent. Et on retrouve cette même opposition contre la globalisation économique à l’échelle mondiale.
Le mouvement pour la justice, qui est sous les feux des projecteurs médiatiques lors de chaque Forum social mondial, travaille en réalité toute l’année. C’est un phénomène très nouveau dans l’histoire, qui marque peut-être le début d’une vraie Internationale. Or son principal cheval de bataille porte sur l’existence d’une solution de rechange. D’ailleurs, quel meilleur exemple de globalisation différente que le Forum social mondial ? Les médias hostiles appellent ceux qui s’opposent à la globalisation néolibérale les « antimondialistes », alors qu’ils se battent pour une autre mondialisation, la mondialisation des peuples.
On peut observer le contraste entre les uns et les autres, parce que, au même moment, a lieu, à Davos, le Forum économique mondial, qui travaille à l’intégration économique planétaire, mais dans le seul intérêt des financiers, des banques et des fonds de pension. Puissances qui contrôlent aussi les médias. C’est leur conception de l’intégration globale, mais au service des investisseurs. Les médias dominants considèrent que cette intégration est la seule qui mérite, en quelque sorte, l’appellation officielle de mondialisation.
Voilà un bel exemple du fonctionnement de la propagande idéologique dans les sociétés démocratiques. A ce point efficace que même des participants au Forum social mondial acceptent parfois le qualificatif malintentionné d’« antimondialistes ». A Porto Alegre, je suis intervenu dans le cadre du Forum, et j’ai participé à la Conférence mondiale des paysans. Ils représentent à eux seuls la majorité de la population de la planète...
On vous range dans la catégorie des anarchistes ou des socialistes libertaires. Dans la démocratie telle que vous la concevez, quelle serait la place de l’Etat ?
On vit dans ce monde, pas dans un univers imaginaire. Dans ce monde, il existe des institutions tyranniques, ce sont les grandes entreprises. C’est ce qu’il y a de plus proche des institutions totalitaires. Elles n’ont, pour ainsi dire, aucun compte à rendre au public, à la société ; elles agissent à la manière de prédateurs dont d’autres entreprises seraient les proies. Pour s’en défendre, les populations ne disposent que d’un seul instrument : l’Etat. Or ce n’est pas un bouclier très efficace, car il est, en général, étroitement lié aux prédateurs. A une différence, non négligeable, près : alors que, par exemple, General Electric n’a aucun compte à rendre, l’Etat doit parfois s’expliquer auprès de la population.
Quand la démocratie se sera élargie au point que les citoyens contrôleront les moyens de production et d’échange, qu’ils participeront au fonctionnement et à la direction du cadre général dans lequel ils vivent, alors l’Etat pourra disparaître petit à petit. Il sera remplacé par des associations volontaires situées sur les lieux de travail et là où les gens vivent.
Est-ce les soviets ?
C’étaient les soviets. Mais la première chose que Lénine et Trotski ont détruit, sitôt après la révolution d’Octobre, ce sont les soviets, les conseils ouvriers et toutes les institutions démocratiques. Lénine et Trotski ont été à cet égard les pires ennemis du socialisme au XXe siècle. En tant que marxistes orthodoxes, ils ont estimé qu’une société retardataire comme la Russie de leur époque ne pouvait pas passer directement au socialisme avant d’être précipitée de force dans l’industrialisation.
En 1989, au moment de l’effondrement du système communiste, j’ai pensé que cet effondrement représentait, paradoxalement, une victoire pour le socialisme. Car le socialisme tel que je le conçois implique, au minimum, je le répète, le contrôle démocratique de la production, des échanges et des autres dimensions de l’existence humaine.
Toutefois, les deux principaux systèmes de propagande se sont accordés pour dire que le système tyrannique institué par Lénine et Trotski, puis transformé en monstruosité politique par Staline, était le « socialisme ». Les dirigeants occidentaux ne pouvaient qu’être enchantés par cet usage absurde et scandaleux du terme, qui leur a permis pendant des décennies de diffamer le socialisme authentique.
Avec un enthousiasme identique, mais de sens contraire, le système de propagande soviétique a tenté d’exploiter à son profit la sympathie et l’engagement que suscitaient pour beaucoup de travailleurs les idéaux socialistes authentiques.
N’est-il pas vrai que toutes les formes d’auto-organisation selon les principes anarchistes se sont finalement effondrées ?
Il n’y a pas de « principes anarchistes » fixes, une sorte de catéchisme libertaire auquel il faudrait prêter allégeance. L’anarchisme, du moins tel que je le comprends, est un mouvement de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à leur demander de se justifier et, dès qu’elles en sont incapables, ce qui arrive fréquemment, à tenter de les dépasser.
Loin de s’être « effondré », l’anarchisme, la pensée libertaire, se porte très bien. Il est à la source de nombreux progrès réels. Des formes d’oppression et d’injustice qui étaient à peine reconnues, et encore moins combattues, ne sont plus admises. C’est une réussite, une avancée pour l’ensemble du genre humain, pas un échec.
(Propos recueillis par Daniel Mermet, revus et corrigés par l’auteur.)

dimanche 22 octobre 2017

LE DECLIN DANGEREUX DES CRIMINELS US.SALOPES

SOURCE

Derrière l’hystérie de Washington au sujet de la Russie, de la Syrie et de la Corée du Nord, voici l’analyse plus complète de l’hégémonie américaine en décomposition mais dangereuse qui résiste au début d’un nouvel ordre multipolaire, explique Daniel Lazare.
L’affrontement avec la République populaire démocratique de Corée est un événement majeur qui ne peut se terminer que de deux façons: un échange nucléaire ou une reconfiguration de l’ordre international.
Le président Donald Trump en train de prêter serment le 20 janvier 2017. (capture d’écran depuis Whitehouse. gov)
Bien que la complaisance soit toujours injustifiée, la première semble de plus en plus improbable. Comme l’a fait observer un stratège mondial comme Steven Bannon au sujet de la possibilité d’une frappe américaine préventive : « Il n’y a pas de solution militaire. Oubliez ça. Tant que quelqu’un ne résoudra pas la partie de l’équation qui me montre que dix millions de personnes à Séoul ne meurent pas dans les 30 premières minutes des armes classiques, je ne sais pas de quoi vous parlez. Il n’ y a pas de solution militaire ici. Ils nous ont eu. »
Ça ne veut pas dire que Donald Trump, l’ex-patron de Bannon, ne pourrait pas encore faire quelque chose d’irréfléchi. Après tout, c’est un homme qui s’enorgueillit d’être imprévisible dans les négociations d’affaires, comme le souligne l’historien William R. Polk, qui a travaillé pour l’administration Kennedy pendant la crise des missiles cubains. Trump pense peut-être que ce serait une bonne idée d’être un peu fou avec le RPDC.
Mais c’est une des bonnes choses d’avoir un « état profond », dont l’existence a été prouvée sans aucun doute possible depuis que la communauté du renseignement a déclaré la guerre à Trump en novembre dernier. Bien qu’il empêche Trump d’atteindre un modus vivendi raisonnable avec la Russie, il signifie également que le Président est continuellement entouré de généraux, de revenants, et d’autres professionnels qui connaissent la différence entre l’immobilier et la guerre nucléaire.
Aussi idéologiquement bloqués qu’ils puissent être, on peut sans doute compter sur eux pour s’assurer que Trump ne plonge pas le monde dans l’Armageddon (nommé, soit dit en passant, pour une ville de l’Age du Bronze à environ 20 milles au sud-est de Haïfa, Israël).
Il reste l’option numéro deux : reconfiguration. Les deux personnes qui connaissent le mieux le sujet sont le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping. Tous deux s’affrontent depuis des années pour un nouvel ordre mondial dans lequel une nation servirait de juge, de juré et de bourreau. Il s’agit bien sûr des États-Unis.
Si les États-Unis affirment que les activités de Moscou dans l’est de l’Ukraine sont illégitimes, alors, en tant que seule « hyperpuissance » restante du monde, elle veillera à ce que la Russie souffre en conséquence. Si la Chine demande davantage en Asie centrale ou dans le Pacifique occidental, alors les gens raisonnables du monde entier vont tristement secouer la tête et l’accuser de miner la démocratie internationale, qui est toujours synonyme de politique étrangère américaine.
Il n’ y a personne – aucune institution – à qui la Russie ou la Chine puisse faire appel dans de telles circonstances, car les États-Unis sont également en charge de la cour d’appel. C’est la « nation indispensable », selon les mots immortels de Madeleine Albright, secrétaire d’État sous Bill Clinton, parce que « nous nous tenons debout et nous voyons plus loin que d’autres pays dans l’avenir ». Avec un tel éclat, comment un autre pays pourrait s’opposer ?
Contester le faiseur de règles
Mais maintenant qu’un petit État assiégé de la péninsule coréenne fait mieux que les États-Unis et l’oblige à faire marche arrière, les États-Unis ne semblent plus aussi clairvoyants. Si la Corée du Nord a vraiment fait échec aux États-Unis, comme le dit Bannon, d’autres États voudront faire de même. L’hégémonie américaine apparaîtra comme un homme de 71 ans en surpoids, nu à l’exception de sa coiffure bouffante.
Le stratège en chef de la Maison-Blanche Steve Bannon s’exprimant lors de la Conférence d’action politique conservatrice (CPAC) de 2017 à National Harbor, Maryland.
Non pas que les États-Unis n’aient jamais subi de revers auparavant. Au contraire, il a été contraint d’accepter le régime Castro à la suite de la crise des missiles cubains en 1962, et il a subi une grande défaite au Vietnam en 1975. Mais cette fois, c’est différent. Là où l’on s’attendait à ce que l’Orient et l’Occident s’affrontent pendant la guerre froide, donnant autant qu’ils le pouvaient, les États-Unis, en tant qu’hégémonie mondiale, doivent maintenant faire tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver leur aura d’invincibilité.
Depuis 1989, cela a signifié frapper une série de « méchants » qui ont eu la malchance de se mettre sur son chemin. Le premier à partir fut Manuel Noriega, renversé six semaines après la chute du mur de Berlin lors d’une invasion qui a coûté la vie à pas moins de 500 soldats panaméens et peut-être même à des milliers de civils.
Vient ensuite le mollah Omar d’Afghanistan, destitué en octobre 2001, suivi de Slobodan Milosevic, traîné devant un tribunal international en 2002; Saddam Hussein, exécuté en 2006, et Mouammar Kadhafi, tué par une foule en 2011. Pendant un certain temps, le monde a vraiment ressemblé à « Gunsmoke », et les États-Unis ont vraiment ressemblé au shérif Matt Dillon.
Mais il y a eu quelques bosses sur la route. L’administration Obama a applaudi à un coup d’État dirigé par les nazis à Kiev au début de l’année 2014 pour assister impuissant à la réaction de Poutine, sous une pression populaire intense, se séparer de la Crimée, qui, historiquement, faisait partie de la Russie et abritait la base navale stratégique russe de Sébastopol, et en la ramenant en Russie.
Les États-Unis avaient fait quelque chose de similaire six ans plus tôt lorsqu’ils avaient encouragé le Kosovo à se séparer de la Serbie. Mais, en ce qui concerne l’Ukraine, les néoconservateurs ont invoqué la trahison de Munich de 1938 et comparé l’affaire de la Crimée à la saisie par Hitler de la région des Sudètes.
Soutenu par la Russie, le président syrien Bachar al-Assad a porté un autre coup à Washington en chassant les forces pro-Al Qaïda ,soutenues par les États-Unis , d’Alep Est en décembre 2016. Comme on pouvait s’ y attendre, le Huffington Post a comparé l’offensive syrienne au bombardement fasciste de Guernica.
Le feu et la fureur
Enfin, à partir du mois de mars, le Nord-Coréen Kim Jong Un s’est lancé dans une partie de surenchère avec Trump, en lançant des missiles balistiques dans la mer du Japon, en testant un ICBM qui pourrait être capable de frapper la Californie, puis en faisant exploser une ogive à hydrogène environ huit fois plus puissante que la bombe atomique qui a bombardé Hiroshima en 1945. Quand Trump s’est juré de répondre « par le feu, la fureur et la puissance brute, comme le monde ne l’a jamais vu auparavant », Kim a levé la mise en tirant un missile au-dessus de l’île nord japonaise d’Hokkaido.
Lancement du missile nord-coréen le 6 mars 2017.
Aussi bizarre que puisse être le comportement de Kim, il y a une logique à sa folie. Comme Poutine l’a expliqué lors du sommet BRICS avec le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, le « leader suprême » de la RPDC a vu comment l’Amérique a détruit la Libye et l’Irak et a donc conclu qu’un système de vecteurs nucléaires est la seule garantie sûre contre l’invasion américaine.
« Nous nous souvenons tous de ce qui s’est passé avec l’Irak et Saddam Hussein », dit-il. « Ses enfants ont été tués, je pense que son petit-fils a été abattu, tout le pays a été détruit et Saddam Hussein pendu… Nous savons tous comment cela s’est produit et les Nord-Coréens se souviennent très bien de ce qui s’est passé en Irak… Ils mangeront de l’herbe, mais n’arrêteront pas leur programme nucléaire tant qu’ils ne se sentiront pas en sécurité. »
Puisque les actions de Kim sont de nature défensive, la solution logique serait que les États-Unis se retirent et entament des négociations. Mais Trump, désespéré de sauver la face, l’a vite écartée. « Parler n’est pas la réponse ! », a-t-il tweeté. Pourtant, le résultat de cette fantaisie n’est que de rendre l’Amérique plus impuissante que jamais.
Bien que le New York Times ait écrit que les pressions américaines visant à couper l’approvisionnement en pétrole de la Corée du Nord ont mis la Chine « sur la sellette », ce n’était rien de plus que siffler devant le cimetière. Il n’ y a aucune raison de penser que Xi est le moindrement inconfortable. Au contraire, il s’amuse sans doute énormément en regardant l’Amérique se créer de nouvelles difficultés.
Les difficultés américaines.
Si Trump recule à ce stade, les forces qui se trouvent dans la région en souffriront, tandis que celles de la Chine seront renforcées en conséquence. D’un autre côté, si Trump fait quelque chose d’irréfléchi, ce sera une occasion en or pour Pékin, Moscou ou les deux à la fois d’intervenir en tant que pacificateur. Le Japon et la Corée du Sud n’auront pas d’autre choix que de reconnaître qu’il y a maintenant trois arbitres dans la région au lieu d’un seul, tandis que d’autres pays – les Philippines, l’Indonésie et peut-être même l’Australie et la Nouvelle-Zélande – devront faire de même.
Le président Donald Trump accueille le président chinois Xi Jinping à un dîner d’État lors de leur sommet à Mar-a-Lago, en Floride, le 6 avril 2017. (copie d’écran depuis whitehouse. gov)
L’unicité sera reléguée au second plan, tandis que le multilatéralisme occupera une place centrale. Étant donné que la part des États-Unis dans le PIB mondial a chuté de plus de 20 % depuis 1989, un recul est inévitable. L’Amérique a tenté de compenser en utilisant au maximum ses avantages militaires et politiques. Ce serait une proposition qui perdrait du terrain, même si elle avait le leadership le plus brillant au monde. Pourtant, ce n’est pas le cas. Au lieu de cela, elle a un président qui est une risée internationale, un Congrès dysfonctionnel et une politique étrangère perdue dans un monde de rêve néoconservateur. Par conséquent, la retraite se transforme en déroute désordonnée.
En supposant qu’un champignon atomique ne monte pas au-dessus de Los Angeles, le monde va être un endroit très différent après la crise coréenne. Bien sûr, si un champignon atomique monte, ça sera encore plus le cas.
Daniel Lazare est l’auteur de plusieurs ouvrages dont The Frozen Republic: How the Constitution Is Paralyzing Democracy (Harcourt Brace).
Source : Daniel Lazare, Consortium News, 09-09-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

jeudi 12 octobre 2017

NOS MERDIAS CAC 40

SOURCE

Les gardiens de nos médias CAC 40 ont une rhétorique bien rodée pour se garder de toute critique, et continuer à passer pour des héros des libertés publiques tout en oeuvrant à verrouiller le système d’information français. Demi-vérités, mythes éculés ou mensonges éhontés, certains de leurs arguments s’avèrent hélas encore très efficaces auprès du public. Voici comment s’armer intellectuellement contre ces pseudo-évidences en sept leçons.
Les journalistes ont-ils trahi, au sens où Julien Benda pu parler en son temps d’une trahison des clercs ? On pourrait le penser, à voir avec quelle ardeur certains d’entre eux défendent les pouvoirs en place, mordent les mollets des quelques réfractaires, et se satisfont globalement d’un fonctionnement où leurs seuls interstices de liberté sont pourtant condamnés à demeurer sans vraie portée. L’idée de trahison est toutefois peu adaptée, la plupart des journalistes n’ayant pas une claire conscience de l’idéal professionnel qu’ils sacrifient en se faisant les défenseurs d’un système des médias devenu profondément vicieux dans son fonctionnement, et dangereux dans ses implications démocratiques. La plupart n’agissent pas avec l’intention de nuire. Eux-mêmes sont en effet devenus, via l’instruction reçue dans les écoles de journalisme, ou la formation sur le tas dans les open spaces des rédactions contemporaines, le produit d’une vision javélisée de ce métier qui ne leur permet plus d’accéder au sens que celui-ci pouvait avoir, lorsque la grande presse d’opinion existait encore. Accompagnateurs enthousiastes de la ruine de leur profession, beaucoup de journalistes ont l’impression sincère de défendre un système actionnarial certes pas parfait, mais suffisamment bon, au sens où la psychanalyste Mélanie Klein, parlait de soins maternels suffisamment bons pour ne pas trop amocher un psychisme. Lorsqu’ils interviennent dans l’espace public pour patrouiller en faveur de leurs actionnaires, qualifier de complotistes les détracteurs d’un système d’information gardienné dans sa quasi-totalité par les entreprises du CAC 40, et certifier la liberté d’expression dont ils jouissent, certains d’entre eux ont même réellement le sentiment de s’inscrire dans un glorieux combat historique en faveur de la vérité des faits. Si on les attaque, n’est-ce pas d’ailleurs le signe qu’ils gênent ? Si on les malmène dans les meetings, si on les insulte sur les réseaux, n’est-ce pas la preuve qu’ils ont mis leurs pas dans les traces des deux Albert, Londres et Camus ?
A cela, ajoutons que l’idée de traîtrise ne convient pas davantage à la sociologie nouvelle de ce métier, aux nouvelles lignes de front que celle-ci commence malgré tout à esquisser, et aux espoirs qui peuvent tout de même en naître. Plutôt que des Judas, beaucoup de journalistes sont en effet désormais des estropiés de ce système. Si on laisse de côté la fine pellicule des éditorialistes surpayés et fanatiquement dévoués à la perpétuation de ce dernier, la précarisation galopante de la profession est désormais une réalité. Il s’agit désormais d’un milieu où, pour parler crûment, on peut obtenir la sacro-sainte « carte de presse », et donc être déclaré journaliste professionnel, pour un revenu mensuel correspondant à la moitié d’un Smic. Lorsque l’on sait que, malgré cela, le nombre de cartes de presse a pour la première fois reculé en France depuis 2015, cela en dit long sur la réalité salariale d’un métier que la destruction en cours du code du travail va bien sûr encore considérablement contribuer à dégrader. Ainsi beaucoup de journalistes sont-ils en train de changer de classe, c’est un fait. Seulement voilà, même chez ces gens-là, et à cet égard la puissance de l’idéologie ne laisse pas d’impressionner, vous en trouverez encore très peu à cette heure pour remettre en question le système général de possession des médias pourtant en grande partie responsable de leur situation. Ou pour quitter le domaine de la plainte purement locale, et réclamer autre chose que des « chartes éthiques », c’est-à-dire de bonnes paroles de leurs actionnaires, des promesses vertueuses de non-intervention, et autres airs de flûte grandioses qui n’engagent que ceux qui les écoutent.
Autant de raisons pour lesquelles, aujourd’hui, il est plus que jamais important d’identifier les différentes idées fausses qui empêchent le public de prendre conscience de la nécessité de s’emparer de la question des médias, et d’en faire une question politique prioritaire. Ces verrous-là, je viens de le dire, ils sont souvent entretenus par les journalistes eux-mêmes. Parfois ce sont de pseudo-évidences en réalité erronées, parfois des mensonges éhontés, parfois des mythes consolateurs pour la profession, mais tous ont en tout cas un très fort pouvoir de neutralisation, et entretiennent le public dans l’idée que finalement, il y a quelques brebis galeuses dans ce métier, mais que globalement tout ne va pas si mal, que tout pourrait même être pire, et surtout que l’on ne voit pas comment cela pourrait aller beaucoup mieux. J’en ai listé sept au total. Il est absolument indispensable d’avoir ces sept idées trompeuses en tête, et de s’armer intellectuellement face à elles. Car désormais, c’est bien le drame, nous ne retrouverons pas une véritable vie démocratique tant que, d’une façon ou d’une autre, la situation dans les médias n’aura pas été déverrouillée.

1/ Première idée fausse : les actionnaires de médias « n’interviennent » pas

Ils n’exigent rien des directeurs de rédaction, qu’ils ont pourtant choisis pour la plupart, parmi les plus zélés du cheptel. Ils découvrent donc dans le journal, comme n’importe quel lecteur, le travail de leurs soutiers qui, par une espèce d’harmonie préétablie leibnizienne, se trouve être à l’unisson de leur vision du monde. Ainsi les actionnaires de médias, Bernard Arnault, Xavier Niel, Patrick Drahi et les autres, seraient donc les seuls actionnaires, tout secteur confondu, à n’attendre aucun retour sur investissement d’aucune nature, et ce en dépit d’injections substantielles de fonds dans une activité notoirement déficitaire.
Alors évidemment, c’est une insulte à l’intelligence des gens. Mais c’est pourtant un discours couramment tenu, et pas seulement par les managers de ces groupes, par les journalistes eux-mêmes, dont certains ferraillent dur sur les réseaux sociaux pour défendre l’incorruptibilité de leurs patrons. Ainsi, pour ne prendre que des exemples récents, on a pu entendre le directeur général de BFM TV expliquer dans une récente édition de « Complément d’enquête » sur France 2 qu’il avait rencontré une seule fois Patrick Drahi dans sa vie. Etait-ce vraiment la question ? Ou encore, on a pu voir le responsable du Decodex au journal « le Monde », sorte d’index Vatican mis au point par un organe de presse privé pour trier les sites fréquentables des poubelles de l’information, expliquer que les actionnaires ne les appelaient pas, je cite, avant la parution des papiers, affirmation à la fois peu contestable et puissamment comique. Mais l’on a pu aussi le voir batailler inlassablement sur les réseaux pour se porter garant du fait qu’aucun de ses patrons n’avaient jamais soutenu publiquement la candidature de Jupiter redux Macron (ce qui est factuellement faux), et que des chartes d’indépendance intraitables leur servaient en tout état de cause de ceinture de chasteté éditoriale (ce qui est simplement ridicule). Il semblerait en tout cas que cela suffise à rassurer pleinement ledit responsable du Décodex quant à la marche vertueuse du système, ce qui au minimum ne témoigne pas d’une grande curiosité de la part d’un « décodeur » professionnel.
L’actuel directeur de la rédaction de ce même quotidien, « Le Monde », a aussi pu, dans un éditorial publié à l’occasion de la mort d’un de ses actionnaires, Pierre Bergé, assimiler les gens qui prêtaient la moindre influence sur la ligne aux actionnaires à des « complotistes ». Face à ce verrou-là, les gardiens des médias ne prennent même pas la peine de répondre par des arguments. Ils se bornent à discréditer les personnes, voire à les psychiatriser. Car qu’est-ce qu’un complotiste sinon un paranoïaque et un malade mental à la fin des fins ? On voit en tout cas à quel point il est important pour le système de neutraliser tout individu cherchant à révéler au public le poids que pèsent les actionnaires de médias sur la vie d’un journal, et le genre de catastrophe démocratique qu’ils peuvent organiser à l’échelle d’un pays quand leurs vues convergent, c’est-à-dire très souvent, notamment quand le coût du travail est en jeu. Il est pourtant assez évident que dans une société démocratique, où le suffrage universel existe encore, et cela même s’il est en passe de devenir une farce organisant l’impuissance collective, le contrôle capitalistique des médias est une question politique cruciale. Il est évident que ce constat-là n’a rien à voir avec un propos conspirationniste, et que prêter des arrière-pensées aux géants des télécoms quand ils investissent dans les médias n’a rien à avoir avec le fait d’être agité par les Illuminati ou une quelconque autre société secrète horrifique du type Skulls and Bones. Celui qui ne comprend pas cela, le responsable du Decodex par exemple, est-il équipé dans ces conditions pour décoder quoi que ce soit au champ de pouvoir capitalistique extraordinairement violent dans lequel il se meut semble-t-il en toute inconscience? On peut au moins se poser la question.
Tout cela est d’autant plus inquiétant à observer que ce qui se passe chez nous aujourd’hui s’est produit il y a exactement vingt ans aux Etats-Unis avec des conséquences dramatiques quant à l’indépendance de la presse et à la persistance même de l’existence d’un espace public. L’ex-rédacteur en chef du « Chicago Tribune », James Squires, un ancien Prix Pulitzer qui rompit avec le système et en fit un livre (1), soutenait ainsi en 1993, que la prise de contrôle intégrale des médias par les grandes compagnies états-uniennes avait entraîné la « mort du journalisme », je cite ses mots. En deux décennies, ainsi qu’il l’établissait, la mainmise de la « culture Wall Street » sur les médias, soit l’équivalent de notre presse CAC 40, avait réussi à détruire entièrement les pratiques et l’éthique de ce métier, réduisant les responsables de journaux à être des cost killers plutôt que des intellectuels, des managers plutôt que des artisans de l’intelligence collective. James Squires, un autre indécrottable paranoïaque sans doute.
Je citerai pour finir sur ce point Robert McChesney, autre spécialiste de ces questions aux Etats-Unis, notamment auteur d’un texte aussi alarmant qu’important paru en 1997, qui s’intitulait « Les géants des médias, une menace de la démocratie ». McChesney y énonçait la chose suivante, dont on aimerait qu’elle devienne un jour une évidence pour les gens de bonne volonté: « L’idée que le journalisme puisse en toute impunité présenter régulièrement un produit contraire aux intérêts primordiaux des propriétaires des médias et des annonceurs est dénuée de tout fondement. Elle est absurde ».

2/ Deuxième idée fausse : on ne peut pas se passer de ces grands capitaux privés

Ils ont même sauvé la presse, entend-on ad nauseam, dans la bouche des factoctums qui sont leurs relais dans les médias. Seule l’injection massive de capitaux qu’ils ont pratiquée était en mesure de venir à bout des gouffres financiers créés par le journalisme, corporation inefficace et passéiste. Dans le même ordre d’idées, on vous dira que ça se passe pareil à l’étranger. Regardez les Etats-Unis, voyez Jeff Bezos qui a racheté le Washington Post, impossible de ne pas en passer par là, on vous le dit. Or tout cela est en réalité inexact. Et l’on oublie aussi soigneusement au passage de rappeler que ledit patron d’Amazon a commencé à s’intéresser au vénérable Washington Post quand il s’est trouvé dans le viseur de l’administration fédérale, autant pour sa sale manie de contourner l’impôt, qu’en raison des pratiques monopolistiques de sa compagnie.
L’irruption d’Internet, de Google et autres Gafas, a bien sûr changé les équilibres financiers de la presse, c’est une évidence. Mais elle n’a pas créé les problèmes financiers de la presse. Il faut en avoir conscience, le financement a toujours été un problème pour cette dernière : le web n’a rien introduit de nouveau sur ce point, contrairement à ce qu’on tente de faire croire au public pour justifier l’injustifiable, à savoir le contrôle intégral de l’espace public par de grands conglomérats. Ainsi « l’Humanité » fondée en 1904 avait déjà des problèmes d’argent, et plus tard, aux lendemains de la guerre, « Le Monde » et « Combat » connurent eux aussi régulièrement de très mauvaises passes financières. Leurs fondateurs allèrent-ils pour autant se jeter aux pieds des grands industriels, tendirent-ils la sébile auprès de banquiers d’affaires déjà à l’affût de leur dépouille ? Evidemment non, je les citerai sur ce point. Jaurès au sujet de « l’Humanité » : « Toute notre tentative serait vaine si l’entière indépendance du journal n’était pas assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés financières à des influences occultes ». Notons au passage que celui-ci, pour qualifier les intérêts industriels pesant sur la presse parlait « d’influences occultes ». Sans doute Jaurès était-il la proie de tentations complotistes, écrirait aujourd’hui le directeur du Monde. Mais l’on pourrait aussi citer Hubert Beuve-Méry, exactement dans la même veine, cinquante ans plus tard: « Bien que les journaux ne soient pas toujours prospères, tant s’en faut, l’argent sous une forme ou sous une autre, ne cesse d’affluer. Comment expliquer que tant de gens aient tant d’argent à perdre, et d’où peut donc provenir cet argent ? ». On sent également derrière cette dernière formule interrogative une forte pente au complotisme le plus débridé, soupçonneraient aujourd’hui les nouveaux responsables de son propre journal.
Ainsi, si les géants des télécoms, Xavier Niel et Patrick Drahi, ont désormais élu pour terrain de jeu les médias depuis les années 2010, ce n’est pas parce qu’eux seuls étaient en état de supporter les coûts soi-disant astronomiques de la presse. C’est parce qu’ils y avaient un intérêt stratégique majeur, et que, avec la complicité du pouvoir politique, et à la faveur d’un affaiblissement de la culture démocratique chez les journalistes autant que chez les citoyens, ils ont commis un véritable raid sur la circulation des opinions dans notre pays. Là encore, tournons nos regards vers les Etats-Unis, où les géants des télécoms comptent également parmi les groupes de pression les plus redoutés et les plus influents de tous ceux qui cherchent à avoir les faveurs du Capitole. Une fois encore, je le répète, nous vivons avec vingt ans de retard le désastre du journalisme américain, et nous en franchissons patiemment toutes les étapes, commettant les mêmes erreurs.
Dernière remarque sur cette affaire de financement. Pour ce qui est de la faisabilité de lancer un titre sans ces magnats des télécoms, du béton ou de la banque d’affaires, nul besoin d’épiloguer davantage. Après tout, la création d’entreprises de presse en ligne comme Mediapart, devenu en moins de dix ans l’une des plus lucratives et actives rédactions du pays, est de facto une preuve que le désir des lecteurs peut suffire à faire vivre un titre, même si cela ne va pas sans épreuves. La liberté ne va jamais recréer sans ses propres servitudes.

3/ Troisième idée fausse : critiquer les médias c’est attaquer les personnes

On connaît cette forme de chantage grossier, hélas très commun, j’en rappellerai la teneur. Dès que les médias se voient mis en cause, ils brandissent le rayon paralysant: les journalistes font de leur mieux, certains travaillent très bien, avec les meilleures intentions du monde, si vous persistez à dénoncer agressivement le système de financement des médias, vous aurez des journalistes agressés sur la conscience demain. Variante de l’argument : critiquer les médias, c’est déjà avoir un pied dans le fascisme ou le bolivarisme – vice politique presque plus grave encore.
Ce chantage est inacceptable pour plusieurs raisons.
D’abord, il est pernicieux de faire reposer sur des individus, leur résistance et leur intégrité isolées, le devoir de contrebalancer la puissance de groupes entiers. Quand le CAC 40 a fait main basse sur les médias, quand toutes les chaînes d’informations en continu pesant de tout leur poids sur une présidentielle sont entre les mains d’un Drahi et d’un Bolloré, on ne peut pas se contenter de dire : il y a des petites mains qui travaillent très bien dans leur coin, certains journalistes ont une vraie éthique, il n’y a pas que des idiots utiles ou des vendus. Nul n’en doute à vrai dire, mais ce n’est pas la question. On ne peut pas tabler sur l’héroïsme ordinaire d’un salarié, si tant est qu’il soit praticable, pour aller à l’encontre de l’orientation politique générale de ses employeurs, supérieurs hiérarchiques et autres bailleurs de fond. D’autant moins que les réductions d’effectifs drastiques dans la presse, en dégradant le marché de l’emploi pour les journalistes, ont totalement déséquilibré le rapport de force avec les directions. Là encore, comme aux Etats-Unis dans les années 90, l’autonomie de la profession est en passe d’être détruite par le chantage à l’emploi.
C’est donc au niveau systémique qu’il faut agir, les individus ne peuvent rien seuls contre des forces aussi écrasantes. Une poignée de journalistes, même de valeur, est nécessairement impuissante face à la marée montante de leurs confrères qui, eux, acceptent les règles du jeu, et produisent un journalisme insipide défendant les intérêts de l’oligarchie. Tout au plus cette petite poignée de gens à la sensibilité politique différente peut-elle ponctuellement servir d’alibi, mais elle est en réalité toujours maintenue dans la position du minoritaire. Or, par définition, un alibi ne débloque jamais le système. Tout au contraire, il sert de force d’ajustement pour empêcher que le système ne soit un jour débloqué.
Ensuite, ce sont précisément dans les pays où l’on a laissé la culture démocratique se dégrader constamment, que les journalistes se voient aujourd’hui emprisonnés, comme en Turquie, victimes « d’agressions de rue », comme on dit pudiquement en Russie, voire d’assassinats. C’est justement dans les pays où le despotisme de l’argent et de l’Etat a à ce point gagné la bataille qu’il n’a plus rien à redouter de la justice, que ces choses-là arrivent. A l’inverse de ce qu’on nous raconte pour dissuader toute critique, c’est donc précisément afin de garantir à l’avenir la sécurité des personnes qu’il faut se battre aujourd’hui pour sauver l’indépendance des médias.

4/ Quatrième idée fausse : la diversité existe, « les médias » ça n’existe pas

Combien de personnes pour vous dire hardiment, et parfois même de bonne foi : on peut tout de même choisir entre « le Figaro », « les Echos » ou « Libération », et leurs lignes ne sont pas les mêmes, voyons ! Ou encore : « Moi je pioche ici et là, je fais mon marché à différentes sources, je suis informé de manière tout à fait pluraliste ». Les mêmes vous diront généralement qu’ils le sont au demeurant gratuitement. Et les journalistes d’abonder : « les médias » en soi ça n’existe pas, entre autres bla-blas. Evidemment c’est illusoire là encore. Il y a même ici plusieurs erreurs encastrées l’une dans l’autre à vrai dire.
Première remarque à ce sujet : si vous ne payez pas, c’est que quelqu’un d’autre, quelque part, paye à votre place pour que vous ayez ce que vous lisez sous le nez, et il s’agit généralement d’annonceurs. Or les annonceurs ont tendanciellement les mêmes intérêts politico-oligarchiques que les actionnaires des médias. Donc il se trouve qu’en vous informant uniquement à l’oeil, non seulement vous détruisez les chances de survie d’un journalisme de qualité, mais en plus vous contribuez à renforcer l’homogénéité idéologique de l’information produite.
Plus généralement, lorsque les médias appartiennent à des groupes d’affaires, il existe toutes sortes de sujets sur lesquels leur communauté de vue est totale. Sur la loi Travail XXL par exemple, vous n’aurez pas de vision différente si vous lisez les « Echos » de Bernard Arnault, ou « le Figaro » de Serge Dassault, ou « L’Obs » de Monsieur Niel, ou « le Point » de Monsieur Pinault, hebdomadaire de la droite libérale dont l’un des éditoriaux de rentrée commençait par la phrase suivante : « Emmanuel Macron est notre dernier espoir ». Tous propagent comme par enchantement les mêmes idées quand la restriction du droit des salariés et le montant des dividendes actionnarial est en jeu. L’existence même d’un phénomène politique comme Emmanuel Macron, véritable media darling de toute cette presse CAC 40 pendant la présidentielle, prouve que ce qu’on appelle la « diversité » idéologique de ces titres est bidon. La possibilité même de quelque chose comme le macronisme a révélé la vérité définitive sur cette affaire : la droite LR et la gauche PS étaient en réalité deux factions d’un même « parti des affaires » qui vient officiellement de se réunifier.
On pourrait bien sûr citer d’autres exemples que celui de la réforme du code du travail pour illustrer le fait que, via leurs médias, les milieux d’affaires réussissent à vitrifier l’opinion publique sur certains sujets cruciaux lorsqu’ils le veulent. Ainsi en France après 2005, on a assisté à une neutralisation complète de la question européenne après le référendum, où le peuple s’était pourtant prononcé clairement. L’euroscepticisme, invariablement criminalisé dans l’ensemble des médias, a rendu cette discussion entièrement « taboue » dans le débat public, au mépris de la démocratie la plus élémentaire. C’est la raison pour laquelle lorsque, participant à certains plateaux de télévision, vous entendez des journalistes entièrement ventriloqués par ces mêmes milieux CAC 40, aller jusqu’à remettre en question l’idée d’un « système » médiatique, et qualifier bien sûr au passage cette représentation de « complotiste », il y a là de quoi rire longtemps, et même très longtemps.
Autre argument fréquemment entendu pour ménager l’idée de pluralité et démentir le fait que les journalistes pencheraient systématiquement du côté de la ligne néolibérale de leurs actionnaires… L’idée selon laquelle les journalistes seraient plutôt spontanément rebelles à l’ordre établi. L’idée selon laquelle les journalistes auraient des affinités électives « de gauche », et seraient notoirement « liberals» comme on dit aux Etats-Unis. Ce point est important, car il constitue également un verrou très puissant du système. La perversité de la chose c’est bien sûr de faire mine de confondre les opinions sociétalement de gauche, mollement pro-migrants, favorables aux libertés publiques, ou encore gay friendly, et les opinions politiquement de gauche, anticapitalistes, « radicals » comme on dit aux Etats-Unis.
Les premières ne gênent en rien l’actionnariat, qui aura plutôt tendance à les encourager. Cette comédie du journalisme spontanément « de gauche » est même nécessaire à la bonne marche du système. Elle fournit en effet, je citerai une fois encore Robert McChesney sur ce point, l’apparence de « preuve de l’existence d’une opposition loyale ». L’illusion qu’il existe encore un journalisme combatif, animé par de puissantes valeurs démocratiques. Ainsi a-t-on pu voir au cours de l’été 2017 pas moins de 20 sociétés des rédacteurs, parmi lesquelles les plus macroniennes d’entre toutes, s’assembler bruyamment pour se plaindre du fait que l’Elysée entendait désormais choisir les reporters embeddedavec le Président Macron. Quels maquisards ! Quelle prise de risque ! Il fallait certes le faire, marquer le coup, mais typiquement c’est le genre de posture qui non seulement ne nuit en rien au système général, mais induit à tort l’idée que les journalistes restent des vigies de la démocratie. Je laisserai chacun juge de la réalité sur ce point.
Dans le même esprit qui prête aux journalistes des médias mainstream une vision culturellement « de gauche » sur le plan des libertés publiques, vous trouverez bien sûr aussi toute la droite dure, leurs trolls et leurs pantins médiatiques, qui voient derrière chaque journaliste, homme ou femme, une « gauchiasse » ou une « journalope « . Chacun a déjà croisé ce vocabulaire délicieux sur les réseaux sociaux. Evidemment, il s’agit là encore d’un leurre complet. Dans cette affaire, la droite extrême joue ni plus ni moins que le rôle « d’idiote utile » du milieu des affaires. Ainsi les Zemmour, Finkielkraut ou les Elisabeth Lévy vous expliqueront que tous les journalistes sont de gauche. Ce n’est même pas un mensonge dans leur bouche. C’est une croyance qu’ils ont. Une persistance rétinienne, résistant à toute expérience. Il est vrai que, vu du Sirius réactionnaire, toute personne qui ne milite pas pour jeter les Arabes à la mer est à mettre dans la catégorie « gauchiasse ». De Jean-Luc Mélenchon à Pierre Arditi en passant par Harlem Désir, le monde est ainsi peuplé de « gauchiasses ». Sauf qu’il est bien évidemment grotesque de soutenir en 2017 que la population journalistique penche massivement à gauche.
Bien au contraire, on ne compte quasiment plus aucun journaliste « radical » au sens américain dans ce pays. Ils ont tous été éliminés, placardisés, et l’on trouve même toutes sortes de tricoteuses sur les réseaux sociaux pour trouver ça parfaitement normal puisque ce sont, je cite, des « extrémistes ». Cette affaire de journalistes aux humeurs spontanément « de gauche » est donc une commode imposture, qui arrange en réalité beaucoup de monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si beaucoup de salariés de la presse la plus néolibérale exhibent fièrement ces insultes comme une légion d’honneur sur les réseaux sociaux – retweetant même frénétiquement la moindre injure à eux adressée par le plus insignifiant troll lepéniste. Cette comédie flatte leur amour-propre et, au passage, protège leurs actionnaires.

5/ Cinquième idée fausse : les journalistes doivent être neutres

C’est le premier commandement enseigné dans les écoles de journalisme. Au harem des idées, le journaliste est nécessairement cantonné dans le rôle de l’eunuque. Il doit rester neutre. Sinon c’est un militant, et ce n’est pas bon pour son avancement, pas du tout même. Ça sent le couteau entre les dents, l’intransigeance, voire l’agenda secret. Si le journaliste a des combats, ça ne peut donc être soit que de grandes généralités concernant les libertés publiques, qui souvent hélas ne mangent pas de pain, soit le fact checking compulsif qui tient trop souvent lieu de seule colonne vertébrale aujourd’hui à la profession, de « Décodeurs » en « Désintox ». Entre les deux, on observe un véritable trou noir des combats admissibles. Alors ce point-là est évidemment très important. Et mon propos ne sera pas en la matière de renvoyer chacun à « sa » vérité, ou à sa commune absence d’objectivité. D’abord parce que la vérité est une, factuellement parlant, il faut tout de même partir de là. Ensuite parce que c’est un très mauvais angle d’attaque sur cette question. Ce dont il faut se convaincre, au contraire, c’est que l’on peut à la fois respecter scrupuleusement les faits et avoir des combats véritables. On met dans la tête du public et des journalistes en formation que c’est inconciliable, qu’engagement et scrupule factuel sont incompatibles. Mais ce puissant verrou mental-là, il faut le faire sauter d’urgence justement. Seule notre presse contemporaine, revenue peu à peu dans le poing du capital depuis la Libération, tend à rendre ces deux choses inconciliables.
J’en appellerai à nouveau sur ce point au Jaurès de « l’Humanité ». Ce qui frappe en relisant son premier éditorial, c’est de quelle façon sa très haute conception du journalisme nouait le souci de l’exactitude factuelle à la radicalité de l’engagement, sans que les deux choses apparaissent nullement comme contradictoires. Extrait : « La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue et rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité.» Il n’y a que les classes en décadence en effet qui diabolisent les adversaires, qui trafiquent la vérité continûment sous couvert de chasse aux fake news, qui parlent Venezuela quand on leur parle droit du travail. Ce texte d’il y a plus de cent ans devrait être une source d’inspiration constante, aux antipodes de l’idéologie journalistique contemporaine qui revendique à l’inverse une neutralité absolue, une absence totale d’engagement partisan. La chose dissimulant au demeurant le plus souvent la mise en place d’un contrôle politique violent.
Je terminerai sur ce point en rappelant que cette idéologie de la neutralité a une histoire qui est consubstantielle à celle de la presse sous perfusion capitalistique. Aux Etats-Unis, elle naît avec les écoles de journalisme, et cela dès les années 1920. Le journaliste professionnel diplômé est censé acquérir un système parfaitement « neutre » de valeurs – mais évidemment, la grande maestria de ces écoles, c’est d’arriver à faire passer les médias « capitalistes friendly » pour la seule source objective, et de leur fournir au passage les petits soldats adéquats à cette tâche. Il faut observer que ce journalisme-là a pleinement et activement contribué à la dépolitisation entière de la société américaine. Lorsque vous videz de tout contenu politique un journal télévisé, par exemple, vous le rendez ennuyeux et indéchiffrable, simple litanie d’anecdotes sans intérêt ni sens quelconque.
Notons aussi, pour finir, qu’en période de mobilisation guerrière, prenons par exemple le cas de la première Guerre du Golfe ou celui de l’invasion de l’Irak en 2003, on a pu voir de quel genre de respect viscéral des faits le journalisme « neutre » et strictement « objectif » était en réalité animé.

6/ Sixième idée fausse : les journaux sont par définition des forces démocratiques, à défendre quoiqu’il arrive

Sinon c’est le Venezuela où l’on ferme des médias, sinon c’est le trumpisme où un Président injurie des éditorialistes, sinon c’est le poutinisme où l’on retrouve des journalistes morts dans leur cage d’escalier. Cette vision-là d’un journalisme « rempart de la démocratie » s’avère très utile pour couvrir toutes sortes de méfaits des médias dans des pays où les journalistes ne risquent nullement leur peau. Il s’agit vraiment d’un bouclier en carton, un peu obscène même car se cacher derrière des cadavres et des héros quand on ne risque rien est d’une obscénité avérée, mais redoutablement efficace. On l’utilise beaucoup contre la « France Insoumise » en ce moment, qui se serait rendue coupable d’attaques verbales innommables contre les lanceurs d’alerte nés que sont les journalistes français. L’un des rares programmes de la présidentielle à avoir proposé une refonte démocratique ambitieuse de tout le système des médias, plutôt que de se borner à réclamer le pansement des chartes éthiques sur la jambe de bois des médias corporate, eh bien c’est justement ce programme-là, celui de la « France Insoumise », que l’ensemble la presse perfusée au CAC 40 a présenté comme potentiellement liberticide et menaçant. Cette opération-là, aussi stupéfiante qu’elle soit, est très classique en fait, là encore l’exemple américain nous précède.
Ainsi les journaux, quoiqu’ils fassent ou disent, revendiquent le statut de remparts démocratiques. L’expérience montre pourtant, à l’inverse, qu’ils peuvent ponctuellement devenir exactement l’inverse. A savoir de véritables nuisances démocratiques. Mais là encore, le mythe perdure, le public ayant soigneusement été entretenu dans cette idée depuis de longues années. Ainsi la majorité de la population croit-elle encore en l’existence d’une « presse libre ». Elle n’est presque jamais exposée dans l’espace public à un discours qui, au-delà de quelques attaques ad hominem contre certains éditorialistes, lui montre que l’information est faussée à la source par sa mise sous tutelle financière. En contribuant à décomposer l’espace public, ces médias-là préparent pourtant le terrain à de futures violences politiques. J’achèverai ce sixième point par une remarque de Noam Chomsky qu’il ne faut jamais perdre de vue, quand on essaie de se rassurer à peu de frais sur l’innocuité de la presse : « La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’Etat totalitaire. » Lorsqu’une presse démocratique verse ouvertement dans la propagande, il n’y a donc aucune raison de ne pas en mener la critique impitoyable.

7/ Septième et dernière idée fausse : les médias ne peuvent pas grand-chose

Lorsqu’un éditocrate est totalement acculé, c’est généralement la dernière cartouche qu’il tire. Arrêtez avec « les médias » ! Les gens, on ne peut pas leur mettre n’importe quoi dans le crâne. Ils ont « leur libre arbitre » comme le disait un matin avec solennité la responsable de la revue de presse de France Inter, peu après l’élection de Macron. Là encore c’est du complotisme voyons, d’ailleurs « les médias » ça n’existe pas, et puis les médias vous le savez bien, ils sont très divers, et caetera, et caetera, et caetera. Evidemment, on reconnaîtra synthétisées ici, dans cette seule idée, toutes les idées fausses précédemment passées en revue.
Quel sens cela peut-il avoir pourtant de parler de « libre arbitre » pour des individus isolés qui subissent un tel tapis de bombes ? Où trouver les informations pour exercer son discernement quand de tels flux d’opinions vous sont infligés à de si hautes doses? Il existe certes une grande conscience chez toutes sortes de gens de la menace que fait peser sur leurs libertés un espace public dévitalisé, manœuvré en coulisses par toutes sortes de grandes fortunes du CAC 40 déguisées en philanthropes. Beaucoup plus que chez certains journalistes hélas. Mais au point où nous en sommes, cela ne suffit plus.
Abreuvés de rasades entières de mensonges, et de communication politique, les gens sont en proie à un sentiment d’immense découragement. Beaucoup retournent donc à leur « petite affaire » pour reprendre les mots de Gilles Deleuze (2), et tournent purement et simplement le dos à la politique. C’est ainsi que cinquante ans de luttes sociales peuvent se trouver arasées en un été, la machine médiatique étant là en appoint pour administrer une immense péridurale au pays, à base de boucles de langage vidées de sens, et autres héroïsation d’une fonction présidentielle en réalité dépassée. L’élection de Macron a donné le sentiment à beaucoup, en grandeur nature, de se trouver pris dans une gigantesque souricière. En amont les médias ont expliqué qu’il n’y avait d’autre choix possible que Macron, et qu’il serait antidémocratique de ne pas voter pour lui. En aval les médias ont expliqué qu’il n’y avait rien à faire contre les mesures de Macron, qu’il les avait au demeurant annoncées sans ambiguïté avant son élection, et qu’il serait donc antidémocratique de lutter contre elles. Donc oui les médias peuvent beaucoup, et même tout en réalité quand il s’agit de décourager les gens. Et oui, la presse indépendante peut un jour entièrement disparaître. Pas seulement parce qu’un Etat autoritaire fermerait les médias. Mais parce qu’une démocratie aurait laissé sa presse entièrement dévorée par les intérêts privés. Nous pouvons un jour tomber dans un coma semblable à celui des Etats-Unis. Être un journaliste ou un intellectuel de gauche là-bas ne relève même pas de l’héroïsme, plutôt de l’excentricité sans conséquence politique. Il est très difficile de ressusciter un espace intellectuel démocratique quand il a été entièrement dévasté, mieux vaut faire en sorte qu’il ne meure jamais. Il est grand temps.
Aude Lancelin
Ce texte est une version augmentée de l’intervention prononcée le 13 septembre 2017 au colloque « Penser l’émancipation », qui s’est tenu à l’université de Vincennes, sur le thème : « Médias, la nouvelle trahison des clercs ». Merci aux organisateurs de la revue Période.
Notes
(1) “Read all about it ! The corporate takeover of America’s newspapers”, par James D. Squires, Random House (non traduit en français).
(2) ”L’Abécédaire”, par Gilles Deleuze et Claire Parnet, téléfilm produit par Pierre-André Boutang.

Source : Aude Lancelin, 11-10-2017