L’arrestation de Dieudonné ou l’imposture de la « liberté d’expression » – Glenn Greenwald
Article initialement paru en anglais sur le site de Glenn Greenwald, un journaliste politique, avocat, blogueur et écrivain américain. À partir de 2013, c’est lui qui commence à publier les révélations d’Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse (PRISM, XKeyscore) des citoyens, entreprises et États du monde entier par la NSA.
En France, un comédien est arrêté pour un commentaire sur Facebook, exposant l’imposture de la célébration occidentale de la « liberté d’expression ».
48 heures après avoir été l’hôte d’une grande marche sous la bannière de la liberté d’expression, la France ouvrait une enquête judiciaire sur un comédien controversé pour un post Facebook qu’il avait écrit à propos de l’attaque de Charlie Hebdo, et ce matin, il fut arrêté pour ce même post, au prétexte « d’apologie du terrorisme ». Le comédien, Dieudonné (ci-dessus), s’était par le passé présenté à des élections en France sur une liste qu’il avait appelée « antisioniste », avait vu ses spectacles interdits par de nombreuses communes à travers la France, et avait été poursuivi de multiples fois pour avoir exprimé des idées interdites dans ce pays.
Le point de vue apparemment criminel qu’il aurait posté sur Facebook était le suivant : « Ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly ». Les enquêteurs en conclurent qu’il s’agissait d’une moquerie du slogan « Je Suis Charlie » et que cela exprimait un soutien envers celui qui avait commis des meurtres dans un supermarché à Paris (dont le nom de famille était « Coulibaly »). Exprimer une telle opinion est bien évidemment un crime en cette République de Liberté, qui se targue d’un lignage d’intellectuels du 20ème siècle – de Sartre et Genet à Foucault et Derrida – dont la marque de fabrique était de ne laisser aucune doctrine ou convention intacte, peu importe sa sainteté.
Depuis cette glorieuse marche de la « liberté d’expression », la France a rapporté avoir ouvert 54 procédures judiciaires pour « apologie du terrorisme ». L’AP (associated press) signalait ce matin que « la France a ordonné aux procureurs à travers le pays de s’attaquer aux discours de haine, antisémites et faisant l’apologie du terrorisme ».
Aussi pernicieuses que soient cette arrestation, et les autres « mesures répressives », cela permet un examen critique : à savoir que cela souligne l’imposture totale de cette semaine de célébration de la « liberté d’expression » en Occident. La veille des attentats de Charlie Hebdo, par hasard, j’étais en train de documenter de nombreuses affaires occidentales – et des USA – où des musulmans avaient été poursuivis et même emprisonnés pour leurs discours politiques. Quasiment aucun des courageux défenseurs de la liberté d’expression de cette semaine n’ont dit mot sur ces affaires – avant l’affaire Charlie Hebdo, ou après. C’est parce que « liberté d’expression », aux yeux de nombre d’occidentaux, signifie en réalité : il est vital que les idées que j’aime soient protégées et que le droit d’offenser des groupes que je n’aime pas soit hautement respecté ; tout le reste est discutable.
Il est probablement exact que bien des points de vue de Dieudonné soient nocifs, bien que ses supporters et lui-même insistent qu’il ne s’agit que de « satire », le tout dans la bonne humeur. A cet égard, la controverse qu’ils provoquent est similaire aux dessins de Charlie Hebdo maintenant-très-appréciés (un militant de gauche français insiste sur le fait que les dessinateurs étaient seulement moqueurs et pas racistes et sectaires, mais Olivier Cyran, un ancien rédacteur du magazine qui avait démissionné en 2001, avait écrit une lettre ouverte en 2013 amplement documentée et condamnant Charlie Hebdo pour s’être plongé à la suite du 11 septembre, et plein gaz, dans un sectarisme anti-musulman obsessionnel).
Au-delà de la menace évidente que pose cette arrestation à la liberté d’expression, il est évidemment inconcevable qu’une seule figure médiatique occidentale de premier plan se mette à tweeter « #JeSuisDieudonné » ou publie des photographies d’elle-même en train de faire le geste « évoquant le nazisme » (quenelle) par « solidarité » avec son droit à la liberté d’expression. Et ça serait vrai même s’il avait été tué pour ses idées et pas « simplement » arrêté et poursuivi en justice. C’est parce que la célébration des dessinateurs de Charlie Hebdo de la semaine dernière (bien au-delà d’un simple deuil pour ces meurtres injustes) était tout autant une approbation de leurs messages anti-musulmans qu’une célébration de leur liberté d’expression – au moins autant.
L’essentiel des hommages à la « liberté d’expression » de la semaine dernière n’étaient rien de plus qu’une tentative de protéger et sacraliser un discours qui s’attaque aux groupes défavorisés tout en interdisant les discours qui feraient de même mais envers les groupes favorisés, en camouflant insidieusement ça sous de nobles principes de liberté. En réponse à mon article de lundi contenant des dessins anti-juifs – que j’ai posté pour démontrer la sélectivité extrême et l’inauthenticité de ce nouveau culte du discours diffamatoire – j’ai été assailli de circonvolutions sans fin tentant de m’expliquer pourquoi le discours anti-musulman était tout à fait correct et noble tandis que le discours anti-juif est hideux offensant et démoniaque (la distinction la plus souvent évoquée – « les juifs sont une race/ethnie tandis que les musulmans ne le sont pas » – surprendrait bien des juifs asiatiques, noirs, latinos et blancs, ainsi que ceux qui s’identifient comme « musulman » comme leur identité culturelle bien que ne priant pas 5 fois par jour). Comme d’habitude : c’est la liberté d’expression si cela évoque des idées que j’aime ou si ça s’attaque à des groupes que je n’aime pas, mais c’est très différent si je fais partie du groupe visé.
Pensez à l’accusation « d’apologie du terrorisme » au nom de laquelle Dieudonné a été arrêté. Cela devrait-il être une infraction – entrainant donc arrestation, poursuite judiciaire et emprisonnement – de dire quelque chose qui équivaut à : les pays occidentaux comme la France sèment la violence depuis si longtemps dans les pays musulmans que je crois aujourd’hui qu’il soit justifiable que la violence s’importe en France dans le but qu’ils arrêtent ? Si vous voulez que de telles « apologies du terrorisme » soient poursuivies en justice (au lieu de les combattre socialement) alors pourquoi ne pas condamner ceux qui justifient, célèbrent et glorifient l’invasion et la destruction de l’Irak, avec son slogan de « choc et stupeur » signifiant l’intention de terroriser la population civile afin qu’elle se soumette, et sestactiques monstrueuses comme à Falloujah ? Ou pourquoi pas l’appel psychotique du présentateur de Fox News, qui, pendant une discussion sur les musulmans radicaux, à appelé à « les tuer tous ». Pourquoi un point de vue est-il autorisé et l’autre passible de poursuite – à part parce que la loi est utilisée pour contrôler les discours politiques et qu’une forme de terrorisme (violence dans le monde musulman) est le fait de l’Occident, qui est l’assaillant, pas la victime ?
Pour ceux que ça intéresse mon argumentation développée contre toutes les lois « discours de haine » et autres tentatives d’exploiter la loi pour policer un discours politique est ici. Cet essai a principalement été écrit pour dénoncer la proposition de la ministre française Najat Vallaud-Belkacem de forcer Twitter à coopérer avec le gouvernement Français afin de supprimer les tweets que des officiels comme cette ministre (et ses futurs successeurs) jugent « haineux ». La France est aussi représentative de la liberté d’expression que Charlie Hebdo, qui avait viré un de ses rédacteurs en 2009 pour une seule phrase supposément antisémite publiée au milieu d’une orgie de contenu anti-musulman (pas juste anti-Islam). Les célébrations françaises de cette semaine – et la horde de leaders tyranniques qui s’y sont associés – avaient bien peu à voir avec la liberté d’expression mais bien plus avec la répression d’idées qu’ils réprouvent, et la sanctification de celles qu’ils approuvent.
Peut-être que la figure intellectuelle la plus corrompue dans toute cette histoire, est, sans surprise, l’intellectuel public le plus diffusé (mais aussi, et haut la main, le plus surestimé au monde), le philosophe Bernard-Henri Lévy. Il demande que soit supprimé tout ce qui ressemble de près ou de loin à un point de vue anti-juif (il a appelé à l’interdiction des spectacles de Dieudonné – « Je ne comprends même pas pourquoi quiconque souhaiterait en débattre » – et approuvé le licenciement du rédacteur de Charlie Hebdo en 2009 pour offense envers les juifs), tout en paradant sans aucun scrupule en tant que grand champion de la liberté d’expression, du moment que c’est anti-musulman, tout au long de la semaine dernière.
Mais ceci, inévitablement, est précisément le but, et la conséquence, de lois qui criminalisent certaines idées et de ceux qui approuvent de telles lois : codifier un système où les opinions qu’ils approuvent sont sanctifiées et les groupes qui les émettent protégés. Les opinions et les groupes qu’ils aiment le moins – et seulement eux – sont passibles d’oppressions et de diffamations.
L’arrestation de ce comédien français si rapidement après l’épique marche de Paris pour la liberté d’expression souligne ça bien plus que tout ce que j’aurais pu écrire sur la sélectivité et la fraude de la parade « pour la liberté d’expression » de cette semaine. Cela montre – à nouveau – pourquoi ceux qui veulent criminaliser les idées qu’ils n’approuvent pas sont au moins aussi dangereux et tyranniques que les idées qu’ils combattent : au moins.
Traduction: Nicolas CASAUX
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