L’homme a inventé un mot magique. Nous avons commencé par le prononcer, puis nous l’avons laissé nous mener par le bout du nez. Ce mot, c’est le « progrès ». A l’origine, ce terme était censé décrire le changement d’une chose mauvaise ou bonne en quelque chose de mieux, jamais en quelque chose de pire. Puis, avec un aplomb superbe, nous avons fait un pas de plus. Alors le progrès désigne toujours la génération présente ; les morts ne pourront jamais le faire tourner en leur faveur.
Nous aimons voir dans le progrès la lutte que mène l’homme moderne pour que davantage de gens soient mieux nourris, que les malades aient plus d’hôpitaux, qu’il y ait moins de guerres. Mais on parle aussi de progrès lorsqu’on améliore des armes pour tuer plus de gens et de plus loin. On parle de progrès quand on invente un médicament pour guérir le mal causé par un autre, quand les hôpitaux poussent comme des champignons parce que nous avons des cerveaux surmenés et des corps sous-développés, parce que nous avons le cœur vide et les intestins pleins de tout ce dont on nous a fait une habile publicité. C’est le progrès, quand un fermier abandonne sa houe et un pêcheur son filet pour aller travailler à la chaîne, parce que le champ de blé est loué à une industrie, qui a besoin de la rivière aux saumons comme tout-à-l’égout. C’est le progrès, lorsque l’homme de la rue peut cesser de réfléchir parce que tous ses problèmes sont résolus par d’autres, ou quand des gens deviennent tellement spécialisés qu’ils savent presque tout sur presque rien. C’est le progrès, quand la réalité devient si morne et étouffante que nous survivons en regardant des divertissements qui passent sur une boîte. C’est le progrès, quand les villes deviennent si grandes et les forêts si petites. C’est le progrès, quand les enfants obtiennent une contre-allée en échange d’une prairie, quand le parfum des fleurs et la vue sur les collines sont remplacés par de l’air conditionné et la vue sur la rue. Les gratte-ciel de Manhattan sont trop immenses et rendent l’homme trop petit.
L’homme moderne n’avait rien retiré de la première guerre mondiale. Jamais encore, autant d’argent et d’efforts humains n’ont été dépensés pour la fabrication de moyens de plus en plus ingénieux pour s’entretuer. Les architectes de la paix continuent à bâtir avec de la poudre à canon. C’était mal interpréter la théorie de Darwin que de croire le cerveau d’un homme assis derrière une machine à écrire plus évolué que celui d’un homme maniant une charrue de bois ou une canne à pêche. C’était aussi absurde que de nous duper, en prétendant qu’un homme porteur d’une mitrailleuse a une morale plus haute que celui qui porte un javelot. Qu’il soit espagnol, polynésien ou viking, l’homme a toujours été un étrange mélange de saint et de démon. A un moment, nous sommes si pieux que nous ne voulons pas couper une boucle de cheveux de notre voisin, et l’instant suivant, nous l’assassinons. Il est aisé de définir le progrès sur un champ de bataille : nous enfonçons une baïonnette dans un homme en vie, mais nous ne plongerions pas une fourchette dans un mort.
De tous les coins du monde, montent les voix désespérées de funestes prophètes, qui nous prouvent à l’aide de courbes, de calculateurs électroniques et de statistiques convaincantes que l’humanité marche à la catastrophe. Leurs adversaires – nous pourrions les appeler les marchands de sable – s’affairent à répéter aux foules de continuer à dormir en paix. La science peut résoudre tout et l’homme du commun rester devant sa télévision.
Thor Heyerdahl
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