En étudiant l’histoire, à l’école puis à la fac, je me suis toujours demandé comment il était possible d’entrer en guerre. J’ai toujours été effondré par l’idée que des gens sympas, normaux avec des vies distraites et une bonne convivialité, pouvaient soudainement se placer dans la guerre, s’armer et bombarder, exterminer des civils, des gens sympas, normaux, avec des vies distraites eux aussi et une bonne convivialité la plupart du temps.
J’ai été marqué par le conflit en Yougoslavie, m’interrogeant sur ces massacres entre soi, de tous ces gens qui vivaient si proches les uns des autres la minute d’avant, et se violaient, s’exterminaient la minute d’après, alors qu’ils avaient la modernité, la technologie, des championnats de foot et des popcorns au cinéma. Ça n’allait pas ensemble, ce confort, ces distractions familiales et ces tueries.
Globalement je déteste la guerre, comme Miss France. Et je sais que vous aussi, vous détestez la guerre. Tout le monde déteste la guerre, c’est normal, ça pique et ça tue ; sans parler du fait que ce n’est pas très moral, et bien souvent inutile. « Quel gâchis ! » entend-on souvent si l’on tend l’oreille, ou encore « tout ça pour ça… » ou « quelle absurdité ! ».
Et pourtant, il a suffi d’un soir, d’un massacre d’innocents comme nous, d’un seul coup et avec des méthodes dignes des pires cauchemars, pour lancer la France dans la guerre.
En deux jours
J’ai compris donc pour la première fois comment les choses arrivaient dans l’Histoire. J’ai compris que le progrès, les Lumières, l’expérience du passé, l’humanisme revendiqué, l’esprit des anciens, na valaient pas tripette face au consensus sanguinaire. Le besoin de vengeance, animal, est bien plus fort que tous les raisonnements. Il est reptilien, immédiat, naturel. L’exigence de sécurité et le besoin de vengeance sont des instincts primaires, on ne peut pas lutter. Le temps court pulvérise le temps long. L’émotion désintègre la raison. Nous avons eu notre Pearl Harbour…
Making of
Cyrille de Lasteyrie, alias Vinvin, publie régulièrement sur son blogLe Clairon.tv. Il a mis en ligne ce dimanche ce texte qu'il nous a aimablement autorisés à reproduire. Les intertitres et l'illustration sont de nous. Xavier de La Porte
J’ai critiqué le congrès de Versailles pendant qu’il se tenait. J’ai détesté cette séquence. Tout mon corps, toute mon âme, savaient que nous allions plonger dans la guerre d’un seul tenant, avec des grands mots et des airs obscurs. C’est arrivé. Ils en ont appelé à l’union sacrée. Si tu critiques, tu es un traître. Si tu doutes, tu es un hippie. L’union sacrée, c’est l’expression massue, imposée par ceux qui pour la deuxième fois de leur mandat peuvent espérer une ébauche d’unité. Je ne dis pas qu’ils se réjouissent, ne soyons pas cynique, mais en tout cas ça tombe bien.
Et soudain je me souviens de cette expression que disait mon grand-père pour s’amuser, « ce qu’il nous faudrait c’est une bonne guerre ! ». Une « bonne » guerre, c’est un élan collectif, un ennemi commun, des usines qui tournent, une énergie nouvelle qui remet du baume au cœur… Mais embaume les corps. Parce que merde à la fin ! On parle quand même d’aller exercer la peine de mort à grande échelle. C’est ça la guerre. (Notons donc au passage que plein de gens que je connais sont contre la peine de mort, mais pour la guerre. C’est savoureux… Mais bon, je sais, c’est pas pareil, c’est reptilien…)
Affiche de mobilisation générale en France du 2 août 1914 - Wikimedia Commons
Un ami m’a dit « Tu ferais moins le philosophe si cela avait été ta femme, ou ta fille, au Bataclan ! ». C’est exact. Je pense que si cela avait été ma femme ou ma fille je serais déjà en guerre partout en train de combattre avec plus de kalachnikovs sur moi que dans tout le Moyen-Orient. Mais c’est pour protéger l’humanité de cela que nous avons créé un tas d’institutions, des lois, des protections collectives. Pour nous éviter ces pulsions de mort, cet instinct animal de vengeance. Nous protéger de nous-mêmes.
Prendre du recul est possible, non ?
Alors quand soudain je vois qu’en moins de deux jours tombent toutes les barrières, je m’effraie. Quand je vois que seulement six députés ont voté contre la loi sur l’état d’urgence, je suis tétanisé. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas la signer, mais s’interroger n’est pas un crime. Prendre du recul est possible. Mais là : non. L’esprit de meute est bien là, le sang au bout des crocs est unanime, et quiconque s’y opposera se prendra une fatwa républicaine.
Depuis tout petit je me méfie des groupes et des consensus ; on me l’a souvent reproché, de rester dans mon coin. Je n’y peux rien, c’est plus fort que moi. Le consensus m’angoisse, surtout quand il est spontané, soudain et trempé dans l’émotion et le sang. (Et cerise sur le gâteau, savoir que Balkany chante la Marseillaise dans un grand élan d’union nationale a tout pour m’émouvoir, c’est vrai. Pardon. Non mais c’est bien que des soldats français risquent leur vie pendant qu’il bronze dans son riad payé par le contribuable. Tout va bien. Mais je m’égare. Union sacrée, pardonnez-moi.)
« OK donc t’es contre l’état d’urgence et la fermeté ? »
Alors voilà, nous sommes en guerre. C’est ainsi. Là-bas, à côté des barbares dans les camps poussiéreux, des enfants, des femmes et d’autres innocents s’en prennent plein la gueule (les bombes choisissent mal leurs cibles), nourrissant souffrances et esprit de vengeance pour des décennies. Echec général de l’humain, de la raison et de l’Histoire. Le massacre continue, à la violence on rajoute la violence. C’est acté, c’est signé, c’est populaire. Et cette guerre là-bas, loin, dans le désert, porte le même nom que cette guerre ici, là, dans les cités, mais aussi dans nos libertés. Un seul mot pour tout compter, tout justifier. Du Rafale qui bombarde en Syrie, à la loi de renseignement qui surveille ici, il en reste un petit peu je vous le mets quand même ? Tu prends tout, tu fermes ta gueule et tu serres les fesses, c’est l’union sacrée mec…
« OK donc t’es contre l’état d’urgence et la fermeté ? » (on me l’a dit)
Pas du tout. Je rappelle au passage que j’ai fait mon service dans l’Infanterie de marine, que j’ai adoré cette période de ma vie, que j’y ai brassé la France, et que je pense que la suppression du service militaire a été la plus belle connerie de ces dernières décennies. J’ai d’autre part toujours été sensible à la notion de défense et de self-défense, que je pratique d’ailleurs toujours aujourd’hui. Je crois aussi qu’il fallait effectivement mener cette gigantesque campagne d’arrestations et de perquisitions qui se continue aujourd’hui (il y a huit mois ça aurait été bien mais bon, un truc m’échappe.)…
Mais je ne crois pas qu’il fallait foncer tête baissée dans la guerre là-bas, en le clamant, tel un croisé, l’œil ému et le bras tremblant. Cette croisade en Syrie est un autre dossier, un merdier capitalistico-pétroléo-stratégico-mafieux de grande envergure, qui n’a pas grand chose à voir avec notre unité nationale. Le combat ici, oui, plus fort, plus intelligent, concentré, financé, argumenté, accompagné, expliqué. La guerre là-bas ? Au minimum un débat. Une concertation du peuple. Un temps de recul avant de se la jouer Bush. N’a-t-on donc rien retenu des vingt dernières années ?
Et l’amour ?
Et puis j’aurais rêvé que cette campagne ici se fasse au service d’un message plus puissant que simplement « la guerre ». J’aurais rêvé que cette contre-offensive soit le bras armé et imparable de « l’amour ». C’est possible. On aurait pu agir de la même façon sans employer les mots qui fâchent tout de suite. On aurait pu envoyer les mêmes troupes dans les cités sans exacerber cette pulsion de vocabulaire sanguinaire. On aurait pu renouveler notre amour, notre tolérance et notre dignité, comme l’avait fait le ministre danois en son temps. On aurait pu évoquer l’idée de remettre en cause nos accords commerciaux avec des pays chelous (l’Allemagne vient de le faire, avant nous bien sûr), clairement, sans ambiguïté. On aurait pu s’exprimer main dans la main avec des musulmans de France, comme cette vieille dame l’a dit, donnant l’espace d’un instant un sourire à tout le monde. On aurait dû remettre l’éducation, l’intégration, le partage, les investissements pour l’avenir, en priorité, pour ensuite, dans un deuxième temps, parler de forces de police, d’engagement militaire, etc. Dans cet ordre, le discours aurait tout changé. On serait passé d’un pays qui pense et agit ensuite, à un pays qui dégaine et finit par regretter, façon Bush.
Nous avons perdu notre sang-froid et avons foncé dans l’Histoire des guerres avec si peu de recul que j’en suis terrifié. Je vous invite à ne pas m’insulter si vous n’êtes pas d’accord : c’est là tout l’enjeu de ce texte.
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