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L’état d’urgence procède d’une loi votée le 3 avril 1955. Cet état a été en vigueur trois fois durant la guerre : 1955, 1958 au moment de la crise de la IVe République et en 1961 durant le putsch des généraux.
Dès le départ, il y a une ambiguïté dans les termes de la loi. L’état d’urgence est choisi plutôt que l’état de siège, afin de taire l’existence de la guerre d’Algérie mais aussi de nier le statut de combattants aux nationalistes algériens. Aujourd’hui, cette ambiguïté demeure. Ainsi, selon les mots de l’historienne de la guerre d’Algérie Sylvie Thénault :
« L’état d’urgence est introduit dans le droit français en tant que nouvel état juridique à mi chemin entre le droit commun (qui caractérise la paix) et l’état de siège qui caractérise la guerre. »
Il est étendu aux départements algériens comme à la métropole pour éviter la critique selon laquelle il serait fait un traitement discriminatoire de l’Algérie. Notons que le gouvernement actuel a étendu l’état d’urgence aux départements et territoires d’outre-mer.
Making of
L'auteur de ce texte, Marius Loris, est doctorant en histoire et travaille sur l'armée pendant la guerre d'Algérie à l'Université Paris 1. Il fait également partie du comité de rédaction de la revue Vacarme, sur le site de laquelle a d'abord été publié ce texte.Xavier de La Porte
L’état d’urgence est né d’une réflexion menée sous les gouvernements Pierre Mendès France et Edgar Faure. C’est en réalité la synthèse des propositions des inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire en Algérie et de son gouvernement général Jacques Soustelle, farouche partisan de l’Algérie française. La genèse de l’état d’urgence est coloniale. Le but pour le gouvernement Faure est de mater par la force le mouvement nationaliste algérien en sortant la répression de son cadre légal.
Assignation à résidence et régime de Vichy
Contrairement à la séance du 19 novembre 2015, il y a dès l’examen du projet de loi à l’Assemblée de fortes critiques de députés socialistes et communistes, notamment en raison des mesures qui mettent en péril les libertés fondamentales (la loi prolongeant l’état d’urgence de trois mois a été adoptée à une écrasante majorité de 551 voix contre 6 et une abstention...).
En 1955, l’état d’urgence permet d’instaurer le couvre-feu, d’interdire les réunions, de fermer les salles de spectacles ou les cafés, de procéder à des perquisitions de nuit sans contrôle judiciaire, de contrôler la presse, les publications et les émissions de radios. La mesure qui suscita le plus de critiques fut l’assignation à résidence. En effet, l’article 6 de la loi stipule que :
« Le ministre de l’Intérieur dans tous les cas peut prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l’article 2 dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics des circonscriptions territoriales visées audit article.L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération. »
Certains députés ayant connu le régime de Vichy rappellent, comme le communiste Pierre Fayet, que l’assignation à résidence ouvre la voie à la création de camp :
« Sous le régime de Vichy, les arrêtés pris pour interner les personnes dans un camp de concentration ne parlaient également que de résidence. »
Si le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bourgès-Maunoury, les rassure en disant qu’il n’y aura pas de camp, les premiers camps ouvrent en Algérie dès le mois de mai 1955 (cette pratique de l’assignation à résidence est également un héritage de la période coloniale. Avant 1944, le gouverneur général d’Algérie pouvait assigner des Arabes à résidence). Mensonge du gouvernement qui contourne facilement les oppositions parlementaires.
La même logique aujourd’hui ?
La similitude avec la situation actuelle a de quoi faire frémir. En continuité totale avec la guerre d’indépendance algérienne, l’idée a été soulevée dès samedi 14 novembre par Laurent Wauquiez, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, proposant de créer des camps d’internement pour les citoyens français ayant une fiche S. Et ce projet n’a pour l’instant pas été démenti par François Hollande et Manuel Valls.
Paris le 27 octobre 1960, un manifestant est arrêté par un policier lors d’incidents quand un meeting à la Mutualité pour « la paix en Algérie » est organisé par l’Union nationale des Etudiants de France (Unef) et perturbé par une contre-manifestation - AFP PHOTO
Plus inquiétant encore est le projet de loi sur l’état d’urgence déposé jeudi 19 novembre à l’Assemblée nationale sans aucune concertation ni de temps de débat. Il va plus loin encore dans la dénomination de ceux qui pourraient être assignés à résidence :
« Le régime des assignations à résidence est modernisé et élargi à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public. »
Ceci va plus loin puisqu’on passe de la notion « d’activité » dans la loi de 1955 à celle de « comportement », bien plus floue. Ceci signifie donc que toute une gamme de personnes peuvent être assignées à résidence, pourquoi pas des opposants à la COP21, en passant par les récents squatteurs du quartier des Moulins à Lille, qui ont connu une descente du Raid mardi 17 novembre au matin afin d’évacuer le squat !
On sait que l’état d’urgence a servi dès 1955 à interner des milliers d’Algériens, à saisir des journaux, à perquisitionner, à établir des couvre-feu (notons que le gouvernement a supprimé le contrôle des médias, mesure aujourd’hui inapplicable à cause des réseaux sociaux notamment). Et si aujourd’hui la création de camp pour des citoyens français est interdite par la loi, rien n’interdit leur possible création suite à la multiplication des assignations à résidence comme ce fut le cas durant la guerre d’Algérie.
Rappelons que l’assignation à résidence en elle-même est une mesure administrative privative de liberté. Le gouvernement a décidé d’assigner 12 heures par jour les suspects. Le gouvernement prévoit des recours devant le juge administratif, mais pour quels délais et quelle efficacité ? Et aussi pour combien d’erreurs qui seront à coup sûr traumatisantes pour les individus assignés à résidence ?
Légalisation de l’arbitraire
Une des conséquences majeures de l’état d’urgence durant la guerre d’Algérie fut que l’encadrement par la loi et les magistrats des forces de police, devint très difficile. Car l’état d’urgence permet bien de légaliser l’arbitraire (les perquisitions peuvent notamment être totalement arbitraires sans contrôle de l’autorité judiciaire). C’est bien l’état d’urgence qui permit notamment aux policiers dès 1955 d’user de violences illégales contre les Algériens suspectés de sympathies nationalistes. C’est l’habitus de la répression coloniale contre les Algériens qui explique entre autre le déchainement de violence dans les rues de Paris en 1961.
Comment ne pas faire le parallèle avec la situation actuelle ? Car ceux qui sont visés par la police comme étant supposés « terroristes » sont dans la mentalité policière « arabes » ou « noirs ». Les contrôles au faciès étant déjà une règle dans la police française, quelle sera l’étape suivante si la police dispose de tous les pouvoirs d’arrêter, interroger et assigner à résidence des individus suspectés pour leur couleur de peau ? Comment ne pas voir dans la décision du gouvernement d’autoriser le port des armes en dehors du service pour les fonctionnaires de police le danger d’abus et de violences policières parallèles ?
Et que dire de la création encore floue d’une garde nationale composée de réservistes ou la possibilité d’étendre les pouvoirs de police à la police municipale ? Ces corps moins professionnalisés, qui dans le cas de la police municipale sont dirigés localement par le maire, peuvent être plus violents. Dans les communes dirigées par des maires d’extrême droite, on imagine le pire. A Charonne en 1962, ce sont les compagnies d’intervention issues de la police municipale parisienne qui seront les principaux auteurs du massacre.
Aujourd’hui on peut imaginer une gradation des mesures répressives car d’après le gouvernement le plafond n’est pas atteint. Dans un premier temps, il est prévu d’ici trois mois d’inscrire l’état d’urgence auprès de l’état de siège dans la Constitution (article 36), ce qui donnerait plus de marge à l’exécutif, et permettrait de contourner d’éventuelles oppositions parlementaires. Et ensuite ? On sait que ces mesures ont été totalement inefficaces et surtout meurtrières pendant la guerre d’Algérie (rappelons aussi que le contexte était différent, notamment parce que les élites politiques de la France de la IVe République ne pouvaient / ne voulaient reconnaître le caractère légitime et inéluctable de l’indépendance algérienne).
1956, les pouvoirs spéciaux et la torture
Dans le contexte actuel, on peut imaginer une fuite en avant, à plus ou moins court terme, à cause d’un nouvel attentat ou de l’élection d’un nouveau gouvernement encore plus à droite (2017). En effet, le 16 mars 1956, le socialiste Guy Mollet, soutenu par François Mitterrand (ministre de la Justice) et Bourgès-Manoury (ministre de l’Intérieur) fit voter la loi dite des pouvoirs spéciaux.
Gégène (dynamo électrique manuelle, employée par des militaires français pour torturer en Algérie) -PRA/Wikimedia Commons/CC
Cette loi autorisa les camps d’internement pour les assignés à résidence et la traduction sans délais d’un individu devant la justice (qui est alors militaire). Ces pouvoirs spéciaux donnaient aussi les pouvoirs de police aux militaires, soit notamment les pouvoirs d’arrêter, d’interner et d’interroger des suspects. Ces pouvoirs furent l’origine de la généralisation de la torture et des exécutions sommaires en Algérie mais aussi en France.
L’état d’urgence est bien un dispositif qui permet de sortir du droit commun et d’organiser un contrôle radical et disciplinaire des populations. C’est aussi une mise au pas des contestataires de tout type. A l’heure où l’armée française intensifie la guerre en Syrie, il serait impossible de manifester contre les opérations militaires en cours. Enfin, on constate que l’état d’urgence permet d’anesthésier les luttes en cours, comme celle des migrants à Paris. Les migrants en lutte depuis des mois pour obtenir des lieux d’hébergement et des titres de séjour se sont vus interdire par la préfecture de se réunir à Gare du Nord le 14 novembre mais aussi le 22 novembre.
Le déploiement de l’armée dans les banlieues a déjà commencé, notamment à Saint-Denis durant l’opération du 15 novembre. Des soldats ont obligé sous la menace de leur mitraillettes de jeunes hommes (arabes est-il nécessaire de le rappeler) à s’arrêter dans la rue, s’agenouiller et soulever leur vêtement pour montrer qu’ils ne portaient pas de gilets explosifs. Comment ne pas penser au comportement des forces de l’ordre durant la bataille d’Alger (1957) ?
« Est-il si sûr que rien ne puisse recommencer ? »
En 1984, l’état d’urgence avait été décrété en Nouvelle-Calédonie pour combattre la lutte des indépendantistes Kanaks. En 2005, l’état d’urgence a été prononcé dans le cadre des émeutes des banlieues, se traduisant par l’instauration d’un couvre-feu dans certaines communes et l’arrestation de 3 000 personnes pour plus de 500 détentions. Il est frappant d’observer que l’état d’urgence fut toujours utilisé dans des contextes coloniaux ou néocoloniaux. Car ce qui est à craindre sont bien les violences policières dans un état d’exception et de psychose policière, notamment à l’encontre des personnes perçues comme musulmanes. On objectera qu’il vaut mieux être mis en joue et contrôlé à Saint-Denis en 2015 que torturé dans la Casbah ou abattu sommairement dans un djebel. Et c’est parfaitement vrai. Pourtant, les mots de Pierre Vidal-Naquet, historien et opposant à la guerre d’Algérie qui a lutté contre la torture et les crimes de l’armée française, résonnent avec un écho inquiétant dans la situation actuelle :
« Mais est-il si sûr que rien ne puisse recommencer, que le danger militaire soit nul et que Bigeard, au lieu de faire jeter à la mer les corps de ceux qu’il avait tués avec ce qu’il appelle ses “ méthodes de travail ”, se contentera de dialoguer à la télévision avec Charles Hernu, Georges Brassens et Bernard Clavel, et de faire repeindre les guérites, non en tricolore comme le général Boulanger mais avec des couleurs psychédéliques ? Est-il sûr que demain, face à n’importe quel mouvement de “ l’adversaire intérieur ”, le cycle infernal qui conduit à l’établissement d’un ordre totalitaire, à la faveur d’une crise économique, ne se déroulera pas ? Et les “ gégènes ” pourront, au besoin, rester au vestiaire. Il y aura pour infliger des “ tortures propres ” suffisamment de psychologues et de techniciens comparables à ceux que l’armée avait commencé à former en Algérie. »(« Les crime de l’armée française », éditions La Découverte, 2001)
Oui, l’état d’urgence est bien la marque de la répression arbitraire et de l’instauration d’un régime sécuritaire. Il ouvre la porte à des violences racistes aggravées, la possibilité de créer des camps d’internement, sans prémunir les populations du danger de nouveaux attentats. Nous avons beaucoup à perdre et à craindre de cet état d’exception.
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