Il n’y a pas de compréhension totale et globale du fait colonial en Algérie sans un retour à ses origines. Pour la « conquête » et la possession du pays, les troupes françaises de l’armée d’Afrique ont mené au XIXe siècle une « guerre sans lois ». Les campagnes dites de « pacification » au cours desquelles des populations entières ont été massacrées n’étaient soumises à aucun droit, qu’il soit coutumièrement établi ou juridiquement sanctionné avec une abolition consciente, méthodique et durable de la distinction entre soldats et civils, champs de bataille et sanctuaires.
Des guerres totales faites de massacres de masse, d’exécutions sommaires par le recours aux sévices, à la torture et à la mutilation des corps des « indigènes » tombés au combat : des pratiques barbares étrangères aux conflits dits conventionnels, dont Victor Hugo, connu pourtant pour son « silence public » sur le projet colonial français en Algérie, s’indigne dans une courte note qu’il publie dans Choses vues.
A la suite d’une rencontre pendant son exil à Jersey avec un ancien de l’armée d’Afrique, le général Le Flô, Hugo écrit sur la base du récit que lui fait l’officier que « dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreilles aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux. Quand un Arabe était pris, tous les soldats devant lesquels il passait pour aller au supplice lui criaient en riant : cortar cabeza ! »
Aussi répulsives, de telles abominations ne sont ni dissimulées ni maquillées… On en retrouve significativement l’atmosphère horrifiante à la fin du XIXe siècle et au début du XXe dans l’imaginaire occidental relatif au monde colonial et au rapport de l’homme blanc à l’Autre et chez un autre écrivain, britannique celui-là, bien peu critique sur l’impérialisme de son pays, mais excellent observateur de l’obscurité du monde colonial, Joseph Conrad.
Charles Marlow le narrateur de son magistral Au cœur des ténèbres dit que « la conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d’une autre couleur que nous ou dont le nez est plus plat, n’est pas une jolie chose quand on la regarde de près.»
L’horreur qu’il représente dans la fiction, notamment à travers la sentence d’un autre de ses personnages contre les indigènes du Congo belge, Kurtz et son horrifiant « exterminez-les tous », est dans la réalité algérienne de la « conquête » et de la colonisation exhibée et exposée.
Au détail et à la ligne près, elle est étalée dans les rapports, les lettres et les correspondances que de nombreux officiers, et non des moindres, ont laissés de leurs sinistres campagnes dans les montagnes et plaines algériennes. A leur lecture, on constate de la part de leurs auteurs une stupéfiante distance et une cynique tranquillité à restituer des massacres, dont on qualifie aujourd’hui les moyens et les méthodes par les termes juridiques de crimes de guerre, que de grandes consciences françaises de l’époque, dont le grand Tocqueville, ont approuvés.
Avec effroi, on découvre que de grands chefs militaires, des généraux et des colonels à la réputation et au renom prestigieux, mais peu glorieux dans les faits, adeptes du sabre et de la canonnière face à des populations peu ou pas armées, se sont acharnés à déployer des techniques de destruction bannies des conflits conventionnels et les ont appliquées à une grande échelle. En particulier après 1840 et la nomination du général Bugeaud au poste de gouverneur de l’Algérie, et le début de la « conquête intégrale » du pays.
Le soldat français brûle les terres, détruit les récoltes, décime le bétail et tue sans répit. Il poursuit les massacres et multiplie les bains de sang qui balisent les futurs centres coloniaux jusqu’en 1871-72, période qui voit s’éteindre la dernière grande insurrection, celle d’El Mokrani et du cheikh El Haddad, au cours de laquelle furent tués près de deux mille « indigènes ».
L’ampleur de ces carnages fait qu’il n’existe aucune possibilité de les nommer autrement que par le vocabulaire que les militaires qui s’en sont rendus coupables ont eux-mêmes utilisé ou que leurs récits de dévastation et de mort ont inspiré : « Enfumades », « Razzias», « Emmurement » perpétrés contre des tribus entières qui refusent de se soumettre comme les Sbéahs et les Ouled Riah en 1844 et 1845 avec l’approbation générale et le dessein affiché d’infliger aux Algériens le même sort d’extermination que les indiens d’Amérique.
C’est ce qu’on lit dans les textes du maréchal de Saint-Arnaud, c’est ce qu’admet sans peser la gravité de ce qu’il écrit un autre haut gradé de l’armée d’Afrique, le Maréchal Clauzel, en affirmant que « les avantages de l’Algérie seraient immenses si, comme en Amérique, les races indigènes avaient disparu, et si nous pouvions jouir de notre conquête en sécurité, condition première de toute colonisation… ». Car, conclut-il, « pas de fusion possible avec les Arabes ».
Et si cette visée de réduction de la population algérienne pour un peuplement européen qu’on voulait continu et massif n’a pu être totalement réalisée, l’extraordinaire brutalité des militaires et de l’administration coloniale, elle, n’a pas cessé. Elle s’est poursuivie sous d’autres formes telles que le travail forcé, les séquestres, les internements dans les bagnes, les cantonnements, les déportations, l’exode et l’indigénat : des pratiques typiques d’un système esclavagiste, d’assignation ethnico-confessionnelle, de spoliation qui provoqua la désintégration des structures économiques traditionnelles du pays et la disparition, selon les déductions faites du recensement approximatif de 1872, de près de six cent mille musulmans à partir de 1861.
Ces violences, qui rappellent la phrase d’Aimé Césaire « nul ne colonise innocemment », n’ont bien sûr pas cessé au XXe siècle, mais elles n’étaient pas niées comme elles l’ont été en mai 1945, entre 1954 et 1962, et, encore aujourd’hui, par ceux qui continuent de défendre le passé colonial de la France en vantant son bilan positif.
S’en rappeler, c’est lever le doute sur l’obscurité du monde colonial, ses maladies et ses atrocités.
C’est également faire percevoir que les chantres de la mission civilisatrice de la France, comme les agents coloniaux d’Au cœur des ténèbres, ne sont en définitive que des « boucaniers sordides ». « Arracher leur trésor aux entrailles de la terre, tel était leur désir, sans plus d’intention morale pour les soutenir que n’en auraient des cambrioleurs de coffres-fort. »
SOURCE : http://www.reporters.dz/au-coeur-des-tenebres-la-barbarie-coloniale/26655
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