Si l’Europe veut survivre, elle doit réviser de fond en comble son humanisme. L’humanisme tel que nous le connaissons est une promesse impossible lancée vers l’avenir et les peuples qui la poursuivent laisseront leurs dernières forces au bord du chemin.
En 1704, à Constantinople, un diplomate et voyageur serbe au service de Russie, Savva Vladislavitch, rachète au sultan un otage noir, le fils d’un prince africain capturé aux alentours du Lac Tchad et l’expédie à la cour du Tsar. Pierre le Grand entendait réaliser, avec ce jeune Africain, une expérience inédite : prouver que les Noirs ne sont en rien moins doués pour les arts et les sciences que les Blancs européens.
Le pari réussira au-delà de toute espérance. Baptisé Abram Pétrovitch en 1705, avec Pierre pour parrain, le jeune homme suivra les meilleures écoles. Loin de servir d’ornement exotique comme dans les cours européennes — car il était fashionable, au XVIIIe, d’avoir « son Nègre » —, il deviendra secrétaire du Tsar, polyglotte, ingénieur, officier au service du roi de France et portera dès lors le surnom d’Hanibal. Il sera anobli, accèdera par la suite au grade de major-général, deviendra gouverneur de Tallinn et favorisera, paraît-il, la vocation militaire de celui qui sera le plus grand chef de guerre russe, le général Souvorov.
Sa première femme, une Grecque, le rejette, le trompe, lui donne une fille toute blanche qu’Hanibal reconnaîtquand même, et tente avec son amant de l’empoisonner. Il la fait jeter en prison et épouse la fille d’un capitaine suédois, Christina Sjöberg. Parce qu’il n’a pas attendu le divorce et qu’il s’est mis temporairement en bigamie, Hanibal sera mis à l’amende et châtié.
Le prince africain racheté au Turc par un aventurier serbe et devenu filleul du tsar russe fera dix enfants à la Scandinave tirant ses origines de la noblesse suédoise, norvégienne et danoise. Leur fils aîné Ivan, né hors mariage, fondera la ville de Kherson et accédera en 1898 au titre de général en chef, le deuxième grade le plus élevé de la hiérarchie impériale russe. Leur petite-fille Nadejda fera encore mieux : elle donnera naissance à Alexandre Pouchkine, l’un des plus grands génies littéraires de tous les temps… Pouchkine, dont le huitième de sang africain sera encore bien présent, tant dans sa physionomie que dans son tempérament.
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Pourquoi vous raconter cette prodigieuse histoire ? Parce que, très vraisemblablement, personne ne vous l’a jamais racontée et que l’omission est significative. Si vous êtes d’éducation francophone, toute votre instruction repose sur le socle humaniste développé, justement, au cours du XVIIIe siècle européen. Cet héritage universaliste et droitdelhommier imprègne jusqu’au dernier ouvrage scolaire. Il influence même, souvent comme « antimodèle », ceux des écoles libres de tradition catholique.
L’épopée d’Alexandre Pouchkine et de ses ancêtres maternels aurait pu — aurait dû — servir de parabole et de preuve éclatante pour les postulats essentiels de l’humanisme européen. Elle illustre, entre autres choses, l’audace et l’ouverture d’esprit de celui qui fut, avant Gorbatchev, le plus occidental des empereurs de Russie. Or elle a été complètement oubliée à l’ouest, malgré l’amitié du chef de lignée avec les philosophes français : selon son biographe, Voltaire appelait Abram l’« étoile noire des Lumières ». De cette saga familiale qui préfigure lemelting pot du XXIe siècle, le public européen n’aura retenu qu’une chose : que le fougueux poète russe Pouchkine fut tué en duel par un officier français, d’Anthès, pour une affaire d’adultère. Qu’il soit l’arrière-petit fils d’un esclave noir devenu noble, général et gouverneur dans l’empire russe à une époque où les Noirs, en Europe, étaient considérés comme des animaux, est un fait qui déborde trop du cadre pour pouvoir être expliqué, et a fortiori assimilé, en Occident.
La France connaît, il est vrai, un exemple comparable : celui du général Thomas Alexandre Dumas (1762–1806), père d’Alexandre Dumas (à croire que les militaires ont la littérature… dans le sang !). Exemple comparable, mais de loin seulement. Le général Dumas arrive deux générations plus tard, d’une colonie française. Il est, déjà, un métis antillais, fils de noble créole. Et, surtout, il doit son ascension à la Révolution, c’est-à-dire à un chamboulement fondamental, et voulu, de l’ordre établi et des valeurs de la société française. L’ascension d’Abram Pétrovitch, Noir de père et de mère et originaire d’un pays totalement inconnu, a pour cadre la société considérée — malgré les innovations superficielles de Pierre le Grand — comme la plus traditionnelle, la plus conservatrice et la moins « humaniste » d’Europe. Si sa carrière a connu des obstacles, ceux-ci n’étaient en tout cas pas, prioritairement, d’ordre « raciste ».
C’est probablement la raison pour laquelle son « cas » n’a pas été retenu par la philosophie des Lumières qui nous a éduqués. Il est arrivé bien trop tôt. Son exemple illumine, par contrecoup, l’arriération de la société européenne de son temps — y compris des élites dites « éclairées ». Les intellectuels du XVIIIe siècle ont-ils jamais réellement, concrètement envisagé l’égalité des races ? Voltaire appréciait sans doute beaucoup l’« étoile noire des Lumières » : il ne s’est pas départi pour autant de ses actions dans la traite des Noirs. Le passage de l’étoile noire dans le ciel des Lumières fut donc recouvert d’un épais voile de pudeur. Un voile que la décolonisation elle-même n’a pas permis de lever.
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Cette belle anecdote nous en dit long sur toute une série de certitudes et de valeurs que la société « progressiste » occidentale s’attribue comme des vertus déterminantes. Elle rappelle, en premier lieu, que le racisme en tant qu’idéologie est une invention du scientisme moderne. Elle illustre également le degré d’ignorance dans laquelle est tenue la société occidentale sur la nature et le fonctionnement des sociétés qui lui sont extérieures. Et cette ignorance à son tour fait surgir le grand paradoxe de l’universalisme occidental.
L’Occident est universel ou il n’est pas. Il a pour vocation programmatique d’« ouvrir » les yeux du monde entier sur la « vraie » condition de notre vie sur terre, car il pense en détenir les clefs grâce à son avance scientifique, à sa connaissance des lois objectives de la nature, valables partout et pour tous. Sa mission est d’élever la conscience de l’humanité entière à l’âge adulte. Comme l’a noté le socialiste gnostique Raymond Abellio, l’Occident n’est pas l’Europe, il n’est pas même une géographie : « L’Occident est partout où la conscience devient majeure ». L’Occident est dès l’origine de ses idées, au début de la Renaissance, une civilisation globale. Sa philosophie, l’humanisme, pose en dogme l’égalité (voire l’inexistence) des races et la dignité de tous les êtres humains, quelle que soit leur origine et leur condition. Elle condamne les systèmes de caste et les discriminations de rang, de fortune et de naissance. Elle affirme l’autonomie de l’être humain et de sa destinée vis-à-vis de tout créateur transcendant. Elle est le fondement de la première civilisation scientiste et athée de l’histoire, celle justement où nous avons été élevés.
Mais là est aussi sa limite. La promesse que l’humanisme occidental fait à l’Homme (un homme abstrait, idéal, à venir) est trop grande. Elle est intenable : « tu remplaceras Dieu ». « Nous remplacerons Dieu » est la formule la plus juste, car l’expansion de l’humanisme a toujours impliqué l’existence d’élites « éclairées » dispensant à des masses ignares une vérité qu’elles ne peuvent ni éprouver empiriquement, ni découvrir toutes seules — car les masses ont, hélas, l’amour de Dieu chevillé à l’âme. L’humanisme est dès l’origine un « dressage » de la majorité par une minorité initiée. Comme ce « dressage » n’a jamais marché, la marche vers l’idéal humaniste est jonchée de ratages qui sont autant de démentis. Au lieu de la concorde des peuples, la guerre élevée au rang d’industrie. Au lieu de l’égalité des races, un racisme fantasmatique (l’Allemagne de Hitler fut aussi la nation scientifiquement la plus avancée), devenu aujourd’hui un pilier central — sous son expression à rebours, l’antiracisme — de l’idéologie occidentale.
Sous l’étiquette d’humanisme, l’Occident a avant tout développé un discours sur l’idéal humain, plutôt qu’il n’ainstauré cet idéal. L’extension de ce discours idéologique à toutes les sphères de la vie sociale et privée a réprimé et finalement asséché l’enseignement de la morale atavique et naturelle de l’humanité civilisée, dont la bienveillance à l’égard de l’étranger et l’équité faisaient partie. Bien plus : afin de préserver la crédibilité de son idéal non réalisé, il lui fallait couper la population des modèles qui le démentaient. C’est pourquoi, pour une bonne partie, l’éducation « universaliste » reçue par des générations d’élèves européens était en réalité une éducation étroitement provincialiste impliquant le mépris et la méconnaissance profonde des civilisations et des cultures extérieures au dominium occidental. Pour un esprit conditionné par cette éducation, l’aventure d’Abram Hanibal et de sa lignée est tout simplement impossible hors d’une civilisation parfaitement humaniste qui n’est même pas encore réalisée sur Terre. Et simplement impensable dans le cadre d’un empire théocratique, barbu et autoritaire !
Ce provincialisme des Européens dits cultivés est l’une des premières choses qui frappent le voyageur « persan » — ou russe, ou indien — qui découvre l’Europe de l’intérieur. En même temps, du fait du manque de repères et de recul que lui confère son orgueil d’être supérieur (matériellement et moralement), l’Européen dit cultivé demeure incapable d’identifier cet « angle mort » de son éducation. Le juriste et historien Pierre Legendre en a évoqué certains aspects dans ses conférences au Japon (Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident). Et le grand philosophe Wittgenstein a totalement renversé ce rapport civilisation-barbarie dans sa prodigieuse déconstruction de l’ethnologie coloniale (Remarques sur le Rameau d’Or de Fraser).
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La civilisation russe, avec tous ses excès, et malgré les ravages apocalyptiques de la Révolution de 1917, tend aujourd’hui à l’Europe un miroir de ce qu’elle serait peut-être sans son humanisme tyrannique. Un monde injuste, inique, barbare, inepte souvent, mais un monde qui veut vivre. « Cela ressemble tellement à l’Europe. Et c’en est tellement loin ! », notais-je dans Le Syndrôme Tolstoïevsky. Le point qui nous sépare le plus, de l’Atlantique à Vladivostok, est exactement celui-là : le refus, par les Russes (et la plupart des Slaves) d’adopter cet humanisme intégral, abstrait et paradoxal, qui est en train d’ôter à l’Europe ses raisons de vivre. Cet humanisme-rhétorique où l’aventure du « nègre » Pouchkine et de ses ancêtres constituerait une fable idéale, mais jamais une réalité.
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