Lydia Bourguignon
Claude Bourguignon
Claude et Lydia Bourguignon sont scientifiques et fondateurs du Laboratoire d’analyses microbiologiques des sols. Alors que les Etats généraux de l’alimentation se tiennent actuellement, ils s’inquiètent du peu d’intérêt du monde politique pour la qualité des sols et l’agriculture en général.
Comment vont les sols en France ?
L. B. : Les sols sont globalement très pauvres, notamment dans les régions les plus soumises à l’agriculture intensive. Un sol est riche lorsqu’il contient plus de 4 % de matière organique. Or, dans les grandes plaines céréalières, on est autour de 2 %. Il y a plusieurs niveaux de dégradation d’un sol, et le premier, c’est quand la faune y est moins nombreuse, quand la vie qui s’y développe devient plus faible. Certaines terres agricoles ont désormais 100 kilos de vers de terre à l’hectare, contre 2 tonnes sur les terres gérées durablement.
Certains sols des vignes françaises ont la même activité biologique que des sols du Sahara
C. B. : Au deuxième niveau de dégradation, la faune et les vers disparaissent, et l’équilibre chimique de la terre aussi, car ce sont la faune et les vers qui remontent vers la surface les éléments comme le calcium, le fer, etc., et permettent à la terre de « respirer ». Beaucoup d’éléments, tels les nitrates NO3, « descendent » dans les nappes phréatiques et les rivières, et les polluent. A cela s’ajoute le fait que les tracteurs, en passant régulièrement sur la terre et en la labourant, la compactent encore davantage. Sans oublier, bien sûr, les intrants chimiques. On aboutit à des situations spectaculaires : certains sols des vignes françaises ont la même activité biologique que des sols du Sahara.
Quelles sont les conséquences de cette transformation ?
L. B. : La première conséquence est la baisse des rendements, car la terre ne nourrit plus la plante. La solution utilisée depuis des décennies a bien sûr consisté à fertiliser la terre avec des intrants chimiques. Cela a accéléré la mort de la faune, que ce soit dans la terre ou autour, comme le montre la chute dramatique du nombre et des espèces d’insectes. On fertilise la terre, mais on ne la rend pas pour autant fertile, puisqu’on n’apporte plus de matière organique (excréments, compost, paille, végétaux morts…), seulement des produits chimiques qui épuisent progressivement les sols.
Les inondations « mouillaient », mais détruisaient beaucoup moins
C. B. : L’autre conséquence majeure est moins connue, il s’agit de la gravité des inondations. Dans une forêt, un sol peut absorber 150 millimètres de pluie par heure. En revanche, un sol de la plaine céréalière de la Beauce n’absorbe que 1 millimètre de pluie par heure. C’est à peine mieux que du goudron. L’eau ne s’infiltre plus, et donc la terre ne filtre plus l’argile présente naturellement dans l’eau de pluie. Ce qui rend l’eau érosive. La force érosive de l’eau est liée au carré de sa densité. L’eau pure a une densité de 1, elle n’est donc pas érosive. Mais, chargée d’argile en suspension, cette eau augmente sa densité et va pouvoir soulever du limon, puis du sable, puis de la terre, puis des rochers, puis des voitures, puis des maisons… Les inondations étaient beaucoup moins destructrices auparavant. La terre épongeait davantage, et l’eau qu’elle ne parvenait pas à garder avait été filtrée : les inondations « mouillaient », mais détruisaient beaucoup moins.
A qui la faute ?
L. B. : Après la guerre, les pays développés se sont lancés dans une course à la productivité, mais sans jamais considérer les sols comme une richesse, simplement comme un facteur de production. Les agriculteurs ont leur part de responsabilité, mais ils ont été beaucoup encouragés par les pouvoirs publics et par des représentants agricoles surtout soucieux d’augmenter leur production à court terme et de dégager des revenus conséquents. La FNSEA [principal syndicat agricole, NDLR] a fortement soutenu ce processus, dans lequel quelques grandes multinationales ont pris leur place, pour vendre à la fois les semences et les intrants chimiques.
C. B. : Avant les deux guerres mondiales, beaucoup de paysans pratiquaient la polyculture. Ils entretenaient un équilibre agro-sylvo-pastoral : leurs parcelles étaient séparées par des haies et des arbres, dont on se servait pour protéger les champs et les nourrir (feuilles, déchets). Ils se servaient du fumier de leurs propres bêtes pour fertiliser leurs champs… et utilisaient en retour les céréales et la paille qu’ils produisaient eux-mêmes pour les animaux. On a progressivement spécialisé les territoires et invité les paysans à pratiquer la monoculture. Aujourd’hui, les céréales sont dans la Beauce, les animaux en Bretagne, et les forêts dans les Landes. Les agriculteurs s’achètent et se revendent ce qu’ils produisaient eux-mêmes autrefois, mettant sur les routes des camions qui émettent des tonnes de CO2.
Ce système a cependant permis de faire des gains de productivité et d’augmenter la production avec des prix plutôt bas pour le consommateur. N’est-ce pas une réussite ?
L. B. : La politique agricole européenne a eu ses réussites, mais désormais nous sommes totalement dépendants de l’extérieur. Nous importons nos fruits et légumes du Maghreb, les aliments des animaux viennent du Brésil, et nous sommes tributaires de l’américain Monsanto pour la plupart de nos intrants chimiques. Le bilan est le suivant : nos sols sont épuisés et nous avons perdu une large partie de notre savoir-faire. Qui retrouvera la variété des amandes du Luberon qui faisaient la richesse de la région ? Qui reconstruira les milliers de kilomètres de haies qui permettaient de produire même dans les régions les plus ventées ? C’est en fait tout un patrimoine qui a disparu.
Un patrimoine dont vous dites qu’il était exceptionnel autour de Paris…
C. B. : Jusqu’en 1914 environ, Paris était entouré d’une ceinture maraîchère qu’exploitaient 9 000 maraîchers et qui nourrissait 2 millions d’habitants. Les paysans venaient en carriole pour vendre leurs fruits et légumes aux Halles, puis repartaient chargés de crottin de cheval et des tinettes des habitants, qui n’étaient pas encore reliés au tout-à-l’égout. Ils déversaient ainsi 100 tonnes par hectare et par an de matière organique. Ils pratiquaient ce qu’on appelle la « contre-plantation », c’est-à-dire qu’ils cultivaient plusieurs variétés, selon des cycles de croissance différents, en resserrant les plantations. Ils avaient alors une productivité dix fois supérieure aux rendements obtenus aujourd’hui. Certes, le travail demandait beaucoup de main-d’œuvre, mais cela a permis d’avoir une production exceptionnelle en quantité et en qualité.
En 1904, le catalogue de pomologie recense 3 500 variétés de fruits. On en commercialise aujourd’hui 40
En 1845, deux maraîchers écrivent le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris, qui est une mine d’or, largement réutilisée aujourd’hui en permaculture. Sauf qu’entre-temps nous avons perdu énormément de variétés de fruits et de légumes. En 1904, le catalogue de pomologie recense 3 500 variétés de fruits. On en commercialise aujourd’hui 40, et il en resterait environ 500, essentiellement grâce au travail de quelques passionnés.
Les légumes et fruits sont moins variés, mais sont-ils aussi moins riches ?
L. B. : En dégradant les sols, on tue les microbes qui nourrissent les plantes en oligo-éléments. Le blé américain a perdu 36 % de son lithium et 23 % de son fer entre 1950 et 2000 selon une étude américaine. Viennent ensuite les traitements : en France, une pomme est traitée en moyenne entre 30 et 40 fois par an, le raisin de 8 à 12 fois, les céréales autour de 6 fois. Donc, oui, la qualité nutritionnelle des légumes et des fruits est appauvrie, tout comme leur goût. Les critères de production prioritairement retenus désormais sont l’apparence et la capacité de conservation.
Est-on capable de restaurer un sol très dégradé ?
C. B. : Cela prend du temps, mais c’est possible. Nous accompagnons des agriculteurs dans la mise en place d’une technique agricole qui respecte les sols : le semi-direct sous couvert. Pour faire simple, cela consiste à ne jamais laisser le sol nu, en semant, après chaque culture, un couvert végétal qui va venir nourrir la terre. La technique évite de labourer. Quand on sait que labourer 1 hectare émet une tonne de CO2, c’est une bonne affaire pour la planète. D’autant que le couvert végétal qu’on sème absorbe du CO2. Par ailleurs, les végétaux et la faune qui reviennent dans la terre évitent que les minéraux du sol descendent dans les nappes phréatiques et les rivières.
En une quinzaine d’années, on peut faire revivre un sol passablement fatigué
En une quinzaine d’années, on peut faire revivre un sol passablement fatigué. Mais la technique est controversée parce que certains utilisent du glyphosate pour se débarrasser du couvert végétal avant une nouvelle plantation. Pourtant il existe des techniques pour casser le couvert sans intrant. Le principal frein est évident : cette technique utilise moins de pétrole, et peu d’intrants. Elle n’intéresse donc pas l’industrie agro-chimique. Le second frein, c’est la baisse des rendements au début de la conversion. Les premières années, le sol est encore pauvre, et est très sollicité par les cultures, le couvert végétal, et les vers de terre qui reviennent. Une fois que le sol est riche, les rendements progressent de nouveau. Il faut donc que la puissance publique accompagne cette période de baisse de rendements. C’est pour cela que nous sommes inquiets pour l’avenir des sols : réparer ce patrimoine va coûter très cher.
L’état des sols et la biodiversité sont-ils « oubliés » à cause de la focalisation sur la lutte contre le changement climatique ?
L. B. : Les sols n’intéressent en effet pas grand-monde. Dans la plaine de la Beauce, ils sont épuisés. Les meilleures terres de France sont sous les pistes de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Dans le Massif central, il y a une véritable déprise agricole, avec des terres, certes naturellement moins riches, mais qu’on ne cultive plus. L’équivalent d’un département français est bétonné tous les sept ans dans le pays, et cela concerne souvent les meilleures terres, les plus plates, les plus accessibles. Les élus s’en moquent et préfèrent avoir un nouveau centre commercial et des centres-ville fantômes plutôt que des paysans autour de petites villes dynamiques.
Il existe heureusement un mouvement de transformation profond qui vient de la base
Il existe une directive européenne sur la qualité de l’air et une autre sur la qualité de l’eau. Mais il n’y en a pas sur la qualité des sols. C’est très révélateur. Vous pouvez faire ce que vous voulez sur votre sol : comme il est privé, c’est un non-sujet politique. Il n’y a pourtant pas plus politique que la ressource qui va vous permettre de garantir votre sécurité alimentaire.
Etats généraux de l’alimentation, loi biodiversité… Le sujet n’est pas absent de l’agenda politique…
C. B. : Ce sont de belles opérations de communication. Rappelez-vous l’engagement majeur du Grenelle de l’environnement : réduire de 50 % l’usage des pesticides à l’horizon 2018 par rapport à 2008. De 2008 à 2014, l’usage a continué à augmenter. Il n’a baissé qu’en 2015. Comment voulez-vous faire confiance aux annonces politiques ?
Y a-t-il quand même des raisons d’espérer ?
L. B. : Il existe un mouvement de transformation profond qui vient de la base. Il prend la forme des circuits courts, des néo-ruraux qui s’installent pour devenir paysans bio, des agriculteurs qui ne veulent plus faire comme leurs parents et sont désireux de protéger la terre et leur santé, des consommateurs qui recherchent des produits différents. Il y a trente ans, personne ne nous écoutait. Aujourd’hui, nous donnons des conférences dans des salles combles. Le changement est spectaculaire, et urgent. Il faut reprendre le contrôle sur la terre pour retrouver notre souveraineté alimentaire… et assurer notre propre avenir.
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