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samedi 30 janvier 2016

LA GUERRE ET LA VERITE


Un être humain normal, rien qu'un garçon, à la « guerre » - terrifié et apparemment brisé par celle-ci. Regardez ses mains, serrées sous la panique d'un enfant, sa vessie qui se vide sous la terreur de la guerre. Vous voyez, la guerre n'est pas naturelle, il n'est pas « normal » pour les êtres humains de s’entretuer aux ordres de dirigeants psychopathes - et pourtant des générations plus tard, les dirigeants psychopathes envoient des garçons sur « d'autres » terres pour tuer et mourir, tout cela pour des mensonges et pour leur propre profit.

lundi 25 janvier 2016

APOLOGIE DE LA VERITE

Ben Laden explique la manipulation du terrorisme ===== Monsieur Sylvestre : Messieurs, bonjour. Davos, c’est bientôt, et je vous apprendrai rien en vous disant que notre situation est fragile. Ça patoche depuis 10 ans, marché saturé, concurrence sauvage des chintoks qui fabriquent mieux et 40 fois moins cher… (depuis les gradins, les représentants du gouvernement chinois le saluent d’un signe de la main) Monsieur Sylvestre : Ouaih bonjour. Les matières premières qui s’épuisent… (les représentants arabes saluent également) Monsieur Sylvestre: Salut, ouaih ouaih… Je parle même pas de la pollution et des catastrophes naturelles. Bref, c’est la merde. Alain Madelin: Pas de panique, les Américains y vont nous sauver ! Monsieur Sylvestre: Ouaih justement, mange-boule, faut plus trop compter sur nous… Bernadette Chirac, se signant : Jésus-Marie-Benoît ! Bertrand Meheut en aparté (Canal +) : Mon Dieu mais… À qui va-t-on acheter des séries ? Patrick Le Lay (TF1) : Tu veux un vieux Navarro ? Monsieur Sylvestre : Eh oh ! C’est grave ce que je dis, là ! On crée de la misère partout, les peuples n’ont plus d’espoir, on est aux limites de notre système. Alors comment faire pour éviter la révolution et garder le pouvoir ? Parce que c’est quand même ce qui nous va le mieux, hein ! Nicolas Sarkozy: Il faut libéraliser les énergies, flexibilité, baisser les impôts… Monsieur Sylvestre : Eh, Arnold et Willy ! T’as pas entendu ? Ça fait cent ans qu’on fait du libéralisme plein-pot chez nous. Résultat on est à 65 millions de pauvres. On est mal, là ! Ernest-Antoine Seillière (Medef) : Mais, vous êtes loin de la révolution, que diantre ! Pas de grève chez vous ! Monsieur Sylvestre : Justement, t’as mis le doigt dessus : comment garder un pays calme avec des pauvres qui crèvent dedans ? Bertrand Meheut : Le foot ? Patrick Le Lay : Star-Academy ! Monsieur Sylvestre : Ouaih, ça joue deux minutes. Non, il faut trouver des partenariats privilégiés. Et notre partenaire privilégié du moment, c’est notre invité de ce soir. Applaudissements s’il-vous-plaît pour Oussama Ben-Laden ! (ce dernier monte sur scène, murmures dans les gradins) Oussama Ben-Laden : Salam Aleikoum ! Je sais, ça peut choquer. Mais mettons nos émotions de côté et regardons les choses de façon pragmatique. Bernadette Chirac : Jésus-Marie-Benoît ! Oussama Ben-Laden : Notre implantation aux États-Unis il y a quatre ans a permis de renforcer les pouvoirs de monsieur Bush. Georges W. Bush : C’est moi !!! Oussama Ben-Laden : Oui, Georges, merci, oui. Et grâce à nous, grâce à la peur : développements des crédits militaires sans précédent, contrôle des citoyens, Patriot Act… Monsieur Sylvestre : Guantanamo… Oussama Ben-Laden : Exactement ! Le pays est tenu. Espagne : nous renversons le cours d’une élection à deux jours du vote. France : vidéo-surveillance en extension, arrestations de terroristes supposés, peur générale comme thème de campagne… Nicolas Sarkozy : Chut ! Ah non non, faut pas le dire ! Monsieur Sylvestre : Excuse, Arnold et Willy mais je te jure, ça se voit. Oussama Ben-Laden : Bref, d’une manière ou d’une autre, nous sommes partenaires, mais hélas si fragile… Notre recrutement devient de plus en plus difficile chez vous. Je sais. Pour que notre partenariat fonctionne encore longtemps, je vous demande souplesse et flexibilité. Nicolas Sarkozy en aparté à Fabius : Ah tu vois, c’est ce qu’on disait ! Laurent Fabius : Non non non, je suis de gauche maintenant. Nicolas Sarkozy : Sans déconner ?! Oussama Ben-Laden : Je suis ici pour vous demander : un, d’accentuer l’amalgame entre musulman et terroriste ; deux, de développer la misère ; trois, communiquer sur les actions d’Al-Qaïda. En échange, je vous offre… la peur ! Nos attentats, c’est votre sécurité ! Merci de votre attention. (murmures dans le public, seul Georges W. Bush applaudit quand Oussama Ben-Laden quitte la scène) Georges W. Bush: Bravo ! Alain Madelin: Pourquoi vous ne l’arrêtez pas ? Il s’en va ! Monsieur Sylvestre : Mange-boule, t’as encore rien compris ! Tu sors ! Les autres, on passe à notre deuxième partie : comment faire entrer Al-Qaïda en bourse sans que ça se voit trop…

MOI J'VOUDRAIS TOUS LES VOIR CREVER D'UN CANCER DE L'ANUS, POUR DONNER UNE BOUFFEE D'AIR A LEUR CERVEAU !!

source


« Moi j’voudrais tous les voir crever étouffés de dinde aux marrons. »
Renaud, Hexagone.
Le 23 novembre 2015, Alain Badiou a tenu une conférence au Théâtre de la Commune à Aubervilliers. Le sujet était le « crime de masse » du 13 novembre. La conférence a été enregistrée et mise en ligne sur le site de « Là-bas si je suis ». Il faut l’écouter. L’analyse du philosophe, une fois de plus, est lumineuse. C’est cependant sur un obscur point de détail que je voudrais m’arrêter, pour tâcher de l’éclaircir. Au sujet des « tueurs », Badiou se demande s’il est « adéquat, comme c’est devenu l’appellation officielle, de parler de "barbares" » ; et il explique :
« Ce mot « barbare » est depuis toujours opposé à « civilisé ». La « guerre aux barbares » c’est la guerre des civilisés contre les barbares. Mais alors, il n’y a aucune raison de concéder à l’arrogance occidentale qu’elle représente la civilisation au regard d’un acte atroce et criminel. C’est tout de même le moment de rappeler que les tueries occidentales sont aujourd’hui permanentes et extraordinairement sanglantes. »

Le philosophe donne aussitôt « trois exemples » devant attester que les « tueries occidentales » ne sont pas tant « civilisées » que « barbares ». Son premier exemple est l’usage du drone par les « Occidentaux ». De cet usage, Grégoire Chamayou a remarquablement mis à jour les enjeux éthiques, politiques et stratégiques dans sa Théorie du drone (La Fabrique, 2013). Badiou, bien que ne citant pas l’ouvrage, conclut avec à propos :
« Si donc on appelle barbare le fait de tuer des gens pour rien, les Occidentaux sont barbares tous les jours, il faut le savoir. Simplement, dans le premier cas de barbarie, la barbarie des barbares, nous avons un meurtre de masse assumé et suicidaire. Dans le cas de la barbarie des civilisés, c’est un meurtre de masse technologique, dissimulé et satisfait. »

Le second exemple concerne cette fois l’inégale proportion des morts dans les conflits opposant l’Occident à la « barbarie » :
« Second exemple. La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20. Les Occidentaux sont allés jusqu’à prétendre que ce qui est le but, c’est zéro mort de leur côté et tous les morts de l’autre, ce qui est une pratique de la guerre très spéciale. Ils n’y sont pas arrivés tout à fait. Mais on a à peu près, si on compte les morts dans les conflits irakiens, afghans, palestiniens, etc. en moyenne un mort d’un côté pour vingt de l’autre. Cette disproportion fantastique est enregistrée par les gens, les gens qui vivent ce genre de situation voient bien que c’est comme ça que ça se passe, et pour eux, le plus considérable barbare, c’est l’Occidental. »

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le « but » visant à réduire à zéro le nombre de soldats morts lors d’interventions militaires est apparu notamment en ex-Yougoslavie, où l’OTAN a bombardé le régime dit « serbe », et incidemment ses populations civiles, depuis 10 000 mètres d’altitude, de manière à rester hors de portée des tirs terrestres. La précision des bombes n’étant évidemment pas la même selon que le lanceur se trouve à quelques centaines de mètres du sol ou à 10 000, l’usage du drone viendrait résoudre le problème posé. Et au sujet de la résolution « civilisée » du problème posé, il importe décidément de citer Chamayou :
« Pour dire les choses clairement, selon cette hiérarchisation des devoirs étatiques, dans une situation de guerre, minimiser les risques pour un soldat israélien l’emporte sans discussion sur le devoir de minimiser les « risques collatéraux » pour un enfant de Gaza. La vie du premier, fût-il armé jusqu’aux dents, l’emporte de façon normativement absolue sur celle du second. Et cela est dorénavant philosophiquement fondé, c’est-à-dire implacablement, je veux dire avec ce style de violence froide propre à ce genre de discours "éthique" mimant la rigueur formelle de la philosophie analytique [1] ».

Revenons à la conférence de Badiou. Son troisième exemple est le choix d’un cas particulier :
« Troisième exemple. Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? Parce que ce sont des avions qui tuent, déchiquetant, broyant et brûlant les gens, et non des jeunes abrutis qui tirent dans le tas avant de se suicider ? »

Badiou conclut le chapitre sur ces mots :
« Les tueurs sont de jeunes fascistes qui ressemblent aux miliciens de Pétain, et dont les motifs sont bourbeux, mortifères et en outre sans contenu véritable. Mais il n’y a pas de raison particulière de faire comme si, au regard de ces gens-là, les armées occidentales représentaient la civilisation. C’est quelque chose de tout à fait inadmissible. La guerre c’est la guerre, c‘est toujours des tueries plus ou moins bourbeuses, et nous avons nous-mêmes torturé, tué, déporté tant et plus dans les guerres coloniales, et après. Et nous continuerons à le faire, à grande échelle, si, comme nos gouvernements le proclament, le temps est venu d’une guerre finale contre le « terrorisme ».

Si je trouve convaincante l’analyse, un détail m’a toutefois arrêté. Je me suis en effet posé la question suivante : lorsqu’on veut mettre à mal l’évidence commune selon laquelle « nous » sommes les civilisés et « eux » les barbares, faut-il prendre pour exemple les crimes de l’appareil d’Etat israélien ? Est-ce l’exemple le plus probant lorsqu’on veut souligner la barbarie occidentale de la « guerre contre le terrorisme » ? Certes, « l’affaire de Gaza » est un exemple apparemment probant en termes de proportion, puisque selon un article duFigaro paru en août 2015 : « En 50 jours, près de 2.200 Palestiniens ont été tués, dont plus de 500 enfants selon l’ONU, tandis que 73 personnes ont péri côté israélien, dont 67 soldats ». Mais dans le livre de Chamayou, le choix de « l’enfant de Gaza » est justifié du fait que, deux pages auparavant, il explique que « la rationalité pratique de l’immunité du combattant impérial » a notamment trouvé son théoricien en la personne de « Asa Kasher, professeur de philosophie à l’université de Tel Aviv » [2]. C’est donc dans le fil de son analyse des fondements théoriques de l’usage du drone que Chamayou s’arrête sur le cas particulier des bombardements de Gaza, la raison étant qu’ils sont l’illustration des thèses du très mal nommé Kasher. Dans la conférence de Badiou, en revanche, le fil directeur est d’ordre beaucoup plus général puisqu’il s’agit d’interroger, à cet instant de la conférence, la dichotomie « civilisés » / « barbares » et d’observer, à cet effet, les conséquences humaines des guerres occidentales contre le terrorisme islamique. C’est suivant ce fil que Badiou évoque « l’affaire de Gaza » de 2014. 
Dans un autre moment de sa conférence, le philosophe rappelle qu’« il y a des chiffres fondamentaux, qu’il faut que tout le monde connaisse », à savoir : « 1 % de la population mondiale possède 46 % des ressources disponibles. 1 % - 46 % : c’est presque la moitié. 10 % de la population mondiale possède 86 % des ressources disponibles. 50 % de la population mondiale ne possède rien ». Au sujet des guerres impériales aussi il y a des chiffres fondamentaux, qu’il faudrait que tout le monde connaisse. Je vais donc m’efforcer d’en avancer quelques-uns.
Depuis 1984, le conflit entre l’appareil d’Etat turc et les rebelles kurdes aurait fait entre 40 000 et 45 000 morts, dont environ 7 000 militaires turcs, 6 000 « civils » et 30 000 « insurgés » kurdes [3]. Il est hélas difficile de préciser sur la base de quels critères un kurde est identifié à un « insurgé ». Dans un article du Mondedaté de 2013, on lit :
« En Turquie, le militant kurde Adbullah Ocalan fonde en 1978 le PKK, d’obédience marxiste-léniniste. Il décide en août 1984 d’engager la lutte armée pour obtenir la création d’un Etat kurde indépendant. Aux attaques du PKK répond la répression des forces de sécurité turques. En mars 1995, l’armée turque déploie 36 000 soldats en territoire irakien pour combattre le PKK. C’est le début d’une politique de la terre brûlée dans le sud-est anatolien, qui contraint à l’exil 2 à 3 millions de personnes ».

Comme on cherche à mettre à mal la distinction entre « nous », civilisés, et « eux », barbares, on accordera bien vite que la guerre contre le terrorisme mené par l’Etat turque n’est pas le meilleur exemple. En outre, Badiou retient les « conflits explicites ». La guerre en Tchétchénie paraît déjà mieux convenir. Voici, à ce sujet, l’introduction d’un texte consultable sur l’« Encyclopédie en ligne des violences de masse » :
« En septembre 1999, les forces armées russes lancent une opération militaire en Tchétchénie, dont l’objectif officiel est de lutter contre le terrorisme islamiste. Jamais totalement intégrée à la Fédération de Russie depuis 1991, la Tchétchénie avait déjà été le théâtre d’un premier conflit entre décembre 1994 et août 1996. Après une campagne de bombardements massifs sur la capitale Grozny et le sud du pays, les troupes russes pénètrent sur le territoire tchétchène et atteignent les faubourgs de Grozny en décembre 1999. Leur entrée dans la ville s’accompagne de violences de masse contre les civils, et dès janvier 2000, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe « condamne, comme totalement inacceptable, la conduite actuelle d’opérations militaires en Tchétchénie, avec ses conséquences tragiques pour de nombreux civils de cette république ». Elle estime que « ce recours inconsidéré et disproportionné à la force viole de manière très grave les droits fondamentaux de civils tchétchènes non belligérants et innocents, notamment leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité » (APCE, 27/01/2000). Suite à une mission d’enquête menée en Tchétchénie en février 2000, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) recensait ainsi ces violations : « destructions de villes et villages non justifiées par les exigences militaires ; attaques et bombardements de villes et de villages non défendus ; exécutions sommaires et assassinats ; tortures et mauvais traitements ; atteintes graves et intentionnelles à l’intégrité physique et à la santé de personnes ne participant pas directement aux hostilités ; attaques délibérées contre la population civile et contre les moyens de transport et personnel sanitaire ; arrestations et détentions arbitraires de civils ; pillages des biens privés ». La FIDHconclut que ces violations « constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, en raison de leur caractère massif, généralisé et systématique, conformément aux définitions retenues par le droit international coutumier ainsi que par différents instruments internationaux » (FIDH, février 2000 : 49) ».

Les chiffres de la guerre en Tchétchénie varient considérablement selon les sources, mais on peut raisonnablement s’appuyer sur les estimations suivantes : plus de 10 000 soldats russes auraient été tués, tandis qu’entre 100 000 et 300 000 civils vivant en Tchétchénie auraient été tués, et au moins autant de personnes « déplacées ». Revenons à l’énoncé de Badiou : « la proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». C’est apparemment aussi le cas du conflit explicite entre l’appareil d’Etat russe et les « terroristes islamistes » tchétchènes : autour d’un russe tué pour vingt « barbares ». Mais qu’en est-il plus précisément dans le cas du conflit explicite entre l’appareil d’Etat israélien et les « terroristes islamistes » palestiniens ? Voici un extrait d’un article de J-M Pottier (Slate.fr), s’appuyant sur les chiffres donnés par l’organisation israélienne des droits de l’homme Betselem, pour la période qui va du déclenchement de la Seconde Intifada (durant l’année 2000) jusqu’à 2014 :
« Sur quatorze années, explique Vox, B’Tselem « a recensé 8.166 morts liées au conflit, 7.065 Palestiniens et 1.101 Israéliens. […] Dit autrement, pour quinze personnes tuées, treize sont palestiniennes et deux israéliennes. […] Quand vous considérez qu’il y a environ deux fois plus de Palestiniens que d’Israéliens, cela signifie, en gros, qu’un Palestinien a quinze fois plus de probabilité d’être tué dans le conflit qu’un Israélien ». Le site distingue deux périodes : la première moitié des années 2000, avec la seconde Intifada, durant laquelle le nombre d’Israéliens tués était bien plus élevé (il était quasiment égal à la moitié du nombre de Palestiniens tués à l’époque) ; depuis 2005, en revanche, les mesures de sécurité prises par l’Etat israélien (murs de séparation, retrait de Gaza…) ont fait chuter ce chiffre : « Depuis janvier 2005, en d’autres mots, le conflit a tué 23 Palestiniens pour un Israélien. »

On distingue deux périodes depuis l’année 2000 : de 2000 à 2005, on comptabilise un mort israélien pour deux morts palestiniens, dans l’un et l’autre cas (israélien et palestinien) pour la majorité des civils. Depuis 2005, en revanche, avec la construction du mur et le lancement d’opérations militaires aériennes sur des villes palestiniennes, le rapport est d’un mort israélien (militaire pour l’essentiel) pour vingt palestiniens (civils pour l’essentiel). Si la proportion est devenue identique à celle du conflit russo-tchétchène, le nombre absolu de morts atteste cependant une différence de poids : autour de 10 000 morts dans le cas israélo-palestinien, autour de 200 000 dans le cas russo-tchétchène. Si on prend maintenant pour repère le conflit de l’appareil d’Etat turc avec les « terroristes marxistes » kurdes, il semble que sur une même période (disons depuis 1987), le conflit israélo-palestinien ait engendré environ deux fois moins de morts que le conflit turco-kurde, pour ne rien dire des personnes déplacées. Les médias occidentaux, c’est un fait, s’intéressent pourtant davantage à la répression israélienne du terrorisme palestinien qu’à la répression turque du terrorisme kurde, ou russe du terrorisme tchétchène.
Venons-en maintenant à la guerre en Irak, évoquée conjointement à la guerre en Palestine dans la conférence de Badiou. D’après un article paru dans Foreign policy, et dont le compte rendu est mis en ligne sur le site « Agora », voici quelques chiffres de la seconde guerre en Irak :
« 190.000, au moins, est le nombre des personnes tuées en Irak depuis 2003, en majorité des civils. Les morts comprennent également 4.488 soldats américains, 3.400contractors (sous-traitants militaires), 11.000 policiers irakiens, 318 soldats des pays alliés, et 62 travailleurs humanitaires. Mais, pour Catherine Lutz et Neta C. Crawford, seul le nombre des soldats américains tués est connu avec exactitude. Le bilan des autres victimes (civils irakiens, contractors, agents irakiens,…) est approximatif. Sans oublier les victimes des conséquences indirectes de la guerre, touchées de plein fouet par la destruction des infrastructures du système médical et de santé ».

Le nombre d’occidentaux tués seraient donc d’environ 5 000 pour « au moins » 190 000 irakiens. Voilà qui ne confirmerait pas le propos de Badiou : la proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Tchétchénie, Irak ou Palestine, est d’environ 1 occidental pour 20 « barbares » dans les conflits russo-tchétchène puis israélo-palestinien, mais pas dans le cas irakien, où l’on compterait un soldat américain tué pour près de 40 irakiens tués. Il existe toutefois d’autres estimations. Ainsi le politologue Nafeez Mosaddeq Ahmed évoque, le 11 avril 2015, des chiffres bien plus ahurissants, s’appuyant sur d’autres sources :
« Le mois dernier, Physicians for Social Responsibility (PSR), une prestigieuse ONGbasée à Washington DC, a publié une étude clé. Elle démontre que le bilan humain de plus d’une décennie de « guerre contre le terrorisme » depuis les attaques du 11-Septembre s’élève à au moins 1,3 million de morts. Selon cette ONG, il pourrait même atteindre les 2 millions. Publié par une équipe de docteurs lauréate du prix Nobel de la paix, ce rapport de 97 pages est le premier décompte du nombre total de pertes civiles dues aux interventions « antiterroristes » menées sous l’égide des États-Unis en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. (…) Selon le rapport du PSR, l’étude controversée de la revue Lancet, qui avait estimé le nombre de morts irakiens à 655 000 entre 2003 et 2006 – et à plus d’un million jusqu’à aujourd’hui, en extrapolant –, était probablement bien plus proche de la réalité que les chiffres avancés par l’IBC »

Les guerres contre le terrorisme dégénérant en guerres civiles, il paraît toutefois difficile d’estimer le nombre de morts « barbares » directement imputables aux forces armées occidentales. Selon l’hebdomadaire Le Point, une étude apporterait pourtant des réponses dans le cas irakien :
« À la fin de toute guerre vient l’heure de compter ses morts. C’était là toute la mission que s’était donnée la revue scientifique américaine Plos Medecine. En partenariat avec des universitaires américains et le soutien d’experts du ministère irakien de la Santé, elle dresse un bilan dantesque de dix années de violences, établi en 2011.Entre l’invasion des forces de la coalition occidentales, venues faire tomber le régime de Saddam Hussein en 2003, et leur retrait définitif en 2011, près de 500 000 personnes ont perdu la vie sur le sol irakien. Un chiffre qui vient bousculer les précédentes estimations, notamment celle d’Iraq Body Count (projet de recensement des victimes) qui estimait les pertes à 115 000, et qui pourrait être encore bien en deçà de la vérité selon certains. Cette nouvelle étude se démarque par sa funeste précision, 60 % des victimes ont péri durant les combats, 40 % sont mortes des conséquences indirectes du conflit. Un bilan auquel il faut ajouter environ 60 000 personnes décédées hors d’Irak après qu’elles eurent fui (majoritairement en Syrie et en Jordanie). "Cette étude fera réfléchir à deux fois (les États) sur les conséquences d’une invasion et fera prendre un peu plus conscience de son coût en vies", estime Amy Hagopian, experte en santé publique à l’université de Washington et membre du projet de recensement. Ce travail de recherche, pourtant très compliqué dans un pays toujours en proie au chaos, a poussé la précision au point de détailler qui a tué et par quel moyen. Ainsi, on apprend au détour d’un paragraphe que 60 % des victimes du conflit ont été tuées par balles, environ 13 % dans des attaques à la voiture piégée et enfin 9 % dans des explosions diverses. Ce climat de violence permanent règne en Irak durant toute une décennie. Le "risque de mort" pendant ces dix années est trois fois plus important pour un homme que durant les années de dictature. Le taux de mortalité (selon des chiffres de Médecins du monde) a, lui, bondi, passant de 5,5 pour 1 000 avant l’invasion à 13,2 quarante mois après l’arrivée des Américains. Qui pointer du doigt pour ce dramatique bilan ? Les soldats de la coalition ? Les milices irakiennes ? Chacun des deux camps serait responsable d’environ 30 % des morts. »

Si 30% des 600 000 irakiens tués sont dus aux soldats de la coalition, on approcherait de 5 000 soldats occidentaux tués pour 190 000 irakiens tués par des soldats occidentaux. Et le rapport serait donc de 1 soldat occidental tué pour 40 « barbares », soit le double d’un rapport de 1 à 20. Mais on peut aussi prendre les choses par un autre bout : « Le taux de mortalité (selon des chiffres de Médecins du monde) a, lui, bondi, passant de 5,5 pour 1 000 avant l’invasion à 13,2 quarante mois après l’arrivée des Américains. » Prenant les choses par ce bout, l’énoncé de Badiou, qui identifie les conflits explicites en Irak et en Palestine, est plus obscur encore, puisque la présence israélienne en Palestine, à l’inverse de la présence américaine en Irak, ne concorde pas avec une hausse du taux de mortalité des « barbares » palestiniens.
Citons un dernier texte au sujet des conséquences humaines des guerres contre le terrorisme, en l’occurrence « Le Grand Soir, journal militant d’information alternative » :
« En dépit de l’obstruction officielle et de l’indifférence publique, on commence à avoir un aperçu des conséquences meurtrières de ces guerres. Pour commencer, en Afghanistan les études les plus souvent citées sur l’invasion de 2001 établissent qu’environ 4000 à 8000 civils afghans sont morts dans des opérations militaires. Il n’y a pas de chiffres pour 2003-2005, mais en 2006, Human Rights Watch a recensé un peu moins de 1000 civils tués dans les combats. De 2007 à juillet 2011, la Mission d’assistance de l’ONU en Afghanistan (UNAMA) évalue à au moins 10 292 le nombre de non-combattants tués. Ces chiffres, il faut le souligner, n’incluent pas les morts indirectes et les blessés. On peut avoir une idée des morts indirectes grâce à un article du Guardian -le meilleur reportage sur le sujet- qui établit qu’au moins 20 000 personnes de plus sont mortes suite aux déplacements de population et à la famine causée par l’arrêt de l’approvisionnement en nourriture rien que pendant la première année de la guerre. De plus, selon Amnesty International, 250 000 personnes ont dû fuir dans d’autres pays en 2001 et au moins 500 000 ont été déplacées à l’intérieur du pays depuis. 
Passons à l’Irak maintenant : Selon le projet Iraq Body Count (Compte des Corps Irakiens) environ 115 000 civils ont été tués dans les tirs croisés de 2003 à août 2011. Mais selon l’étude de la santé familiale en Irak de l’Organisation Mondiale de la Santé, le chiffre se monterait à 150 000 rien que pour les trois premières années d’occupation. Avec les morts indirectes, cela ferait, selon le rapport Lancet, environ 600 000 morts pour cette période. De plus, une étude d’Opinion Research Business estime qu’il y a eu, avant le milieu de l’année 2007, un million de morts violentes. Qui plus est, le Haut Commissaire de l’ONU pour les Réfugiés fait état d’environ deux millions d’Irakiens déplacés dans d’autres pays et deux millions de plus déplacés à l’intérieur du pays depuis 2007. Il n’y a pas d’information précise sur les morts indirectes ni les blessés mais l’effondrement indéniable du système de santé irakien et des infrastructures en général (les meilleurs de la région avant 1991) suggèrent que leur nombre est au moins aussi catastrophique. (…) Si on essaie de rassembler ces données éparses, on arrive à un minimum de 140 000 victimes civiles non étasuniennes et non OTANiennes. Et facilement à un maximum de 1 100 000. Ce qui donne 14 000 à 110 000 morts par an. Pour mieux se rendre compte de ce que cela représente, il faut se rappeler que le "Blitz" nazi sur l’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale a fait 40 000 morts civiles. Il faut aussi se rappeler que dans cette fourchette d’estimation, ne sont pas comprises les victimes directes d’Afghanistan de 2003 à 2005 ni les victimes indirectes de 2003 à nos jours. (…) Et enfin les souffrances des millions de personnes déplacées d’Afghanistan, d’Irak, du Pakistan et d’ailleurs sont incalculables. »

On sait aujourd’hui, hélas, que les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets en Lybie… Mais revenons maintenant au détail qui nous a arrêté, et tâchons d’éclaircir la chose. Badiou explique :
« La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20. (…) on a à peu près, si on compte les morts dans les conflits irakiens, afghans, palestiniens, etc. en moyenne un mort d’un côté pour vingt de l’autre. Cette disproportion fantastique est enregistrée par les gens, les gens qui vivent ce genre de situation voient bien que c’est comme ça que ça se passe, et pour eux, le plus considérable barbare, c’est l’Occidental. (…). Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? »

Plusieurs remarques s’imposent. Si dans « l’affaire de Gaza » on compte plus de 2000 morts palestiniens, dont près de cinq cent enfants, « l’affaire » n’en reste pas moins, dès lors qu’on s’en tient aux données disponibles, sans véritable commune mesure avec la guerre en Irak : ne s’ensuit pas le même nombre de morts, ni la même hausse du taux de mortalité dans la population « barbare », ni le même chaos. En outre, si le rapport de 1 à 20 caractérise bien la forme de la guerre en Palestine depuis 2005, il ne semble pas en revanche caractériser la guerre en Irak depuis 1990, où le rapport serait plutôt d’un soldat américain tué pour 40 « barbares », ceci à condition de s’en tenir strictement aux « barbares » tués de la main de soldats occidentaux. Par ailleurs, si dans le cas de « l’affaire de Gaza » le gouvernement israélien pouvait, de fait, prétendre répondre à des roquettes tirés depuis Gaza, dans le cas de l’affaire irakienne il a fallu que le gouvernement US invente de toute pièce un lien entre Ben Laden et Saddam Hussein pour justifier que ses armées aillent bombarder un territoire situé à des dizaines de milliers de kilomètres de la première maison américaine, mais non dénué de pétrole. (C’est exclusivement lors de la « guerre du golfe » de 1990 que le gouvernement US et, avec lui, tout l’Occident, et l’ONU, pouvaient, de fait, prétendre arracher des griffes d’un dictateur sanguinaire cette terre de liberté et de progrès qu’était le Koweït, et ainsi justifier l’envoi de ses armées si loin du territoire national). Apparemment peu au fait des données matérielles dont on croit pouvoir disposer, Badiou, lui, explique : « La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». C’est comme si, à ses yeux, la guerre américaine en Irak était de même nature que la guerre israélienne en Palestine, lors même qu’à s’en tenir aux principaux faits, elle n’est à l’évidence pas de même nature.
On est donc logiquement conduit à se demander pourquoi Badiou prend pour exemple « l’affaire de Gaza » ? Est-ce pour mieux faire entendre à ses auditeurs français combien l’Occident, en l’occurrence israélien, sait être plus « barbare » encore que les tueurs du Bataclan ? Certains soutiennent que si le terrorisme islamiste prend pour cible l’Occident, et notamment la France, c’est en raison de la politique israélienne en Palestine. Olivier Roy, dans les colonnes du Monde(daté du 25 novembre 2015), a donc jugé nécessaire de prendre formellement ses distances avec « la vieille antienne : tant qu’on n’aura pas résolu le conflit israélo-palestinien, nous connaîtrons la révolte ». À suivre « la vieille antienne », en effet, les souffrances des arabo-musulmans seraient principalement dues aux israéliens. C’est une tentation constante et comme structurelle en Occident, ainsi que dans le monde arabe : la « faute aux juifs ». 
Badiou, on le sait, ne mange pas de ce pain là. Mais parfois il s’égare. Comment caractériser, en l’occurrence, son égarement ? Relisons : « La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». Pour que son énoncé soit minimalement exact, il faut d’une part estimer au plus bas les nombres de morts irakiens, autrement dit faire preuve d’une étrange complaisance à l’endroit des partisans de la guerre en Irak, d’autre part prendre pour périodicité, dans le cas du conflit israélo-palestinien, la séquence contemporaine : de 2005 à nos jours. C’est donc logiquement l’« affaire de Gaza » (2014) qu’il choisit pour illustrer son propos : « Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? ». Badiou a bien raison de penser que ce n’est pas civilisé. L’« affaire de Gaza » témoigne en effet de la barbarie du gouvernement israélien. C’est un fait objectif indiscutable. Mais le reconnaître n’interdit pas d’« examiner dans sa signification politique » l’exemple choisi par Badiou, à savoir « l’affaire de Gaza », ce qui nous conduit tout droit à la conclusion suivante : c’est au sujet des palestiniens tués par des israéliens qu’on dispose de chiffres, d’informations, de publicité médiatique. Et c’est donc ce qui détermine, dans l’esprit de Badiou, le choix d’un exemple concret, et chiffré, au sujet des morts qu’engendre la guerre contre le terrorisme. Et c’est aussi, bien évidemment, ce qui détermine l’équivalence entre l’Irak et la Palestine : on se fait une idée de la guerre en Irak au travers de la guerre en Palestine.
Mais pour d’autres, qui s’informent au-delà de la publicité médiatique, et parfois contre elle, l’équivalence entre l’Irak et la Palestine ne résiste pas à l’examen. Dans l’article figurant sur le site du « Grand Soir. Journal militant d’information alternative », évoqué plus haut, l’auteur, Reza Pirbhai, professeur d’histoire de l’Asie du Sud à Louisiana State University, conclut, au sujet des guerres américaines :
« Les chiffres que nous venons de vous présenter, même s’ils sont tragiquement incomplets, expliquent pourquoi les officiels des Etats-Unis et de l’OTAN refusent de les établir. Prendre en compte le stupéfiant coût humain de la "guerre contre le terrorisme" les forcerait à reconnaître que le "terrorisme" n’est pas à sens unique et que les états, et non les milices, détiennent les armes les plus meurtrières. Le choix du général Franks de ne pas compter les cadavres est révoltant mais pas surprenant. Le fait que le manque d’intérêt des opinions publiques des Etats-Unis et des pays de l’OTAN fasse écho au sien démontre qu’un consensus (fabriqué ou non) très étonnant règne dans les populations au moins en ce qui concerne ces victimes musulmanes. Rien d’autre que cette indifférence du public et des officiels ne peut expliquer l’absence d’études exhaustives sur les pertes civiles surtout lorsqu’on pleure les près de 3000 civils morts le 11 septembre et au nom desquels la "guerre contre le terrorisme" continue de se déchaîner. »

Nafeez Mosaddeq Ahmed, dans l’article cité plus haut, explique pour sa part :
« Selon les chiffres que nous venons d’étudier, le total des décès engendrés par les interventions occidentales en Irak et en Afghanistan depuis les années 1990 – des morts directes aux impacts des privations de guerre à plus long terme –, pourrait être d’environ 4 millions : 2 millions en Irak entre 1991 et 2003, et 2 millions à cause de la « guerre contre le terrorisme ». Ce bilan pourrait même atteindre les 6 à 8 millions de morts, si l’on prend en compte les estimations hautes de la surmortalité en Afghanistan. Il est possible que de tels chiffres soient bien trop élevés, mais nous ne pourrons jamais en avoir la certitude. En effet, les politiques des forces armées US et britanniques imposent de refuser la comptabilisation des pertes civiles engendrées par leurs opérations – ces morts étant considérées comme des désagréments sans intérêt. En raison de la grave pénurie de données en Irak, de l’inexistence quasi totale des archives en Afghanistan, et de l’indifférence des gouvernements occidentaux quant à la mort des civils, il est littéralement impossible de déterminer la véritable ampleur des décès provoqués par ces interventions. »

En bon « occidental », en bon « français », Alain Badiou connaît par cœur le nombre de « barbares » tués par des israéliens : 2 000 lors de la dernière « affaire Gaza », dont 450 enfants. Et il demande : « C’est civilisé, ça ? ». Pauvre Badiou, s’il savait…
[1Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 186.
[2Chamayou, ibid, p. 184-185.
[3Wikipédia

dimanche 24 janvier 2016

A 63 ANS, SI T'AS PAS ENCORE UNE FICHE S, C'EST QUE T'AS RATE TA VIE

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« L’intelligence est ralentie, mais il faut d’abord prendre les choses de vitesse ». Jean Baudrillard, Cool Memories
Le discours de rupture qui encadre l’instauration de l’État d’urgence est un spectaculairedétournement de l’attention. Détournement agit et agité par les tristes acrobates du breaking news et du storytelling de « mass », ceux-là qui gardent les checkpoints du totalitarisme événementiel, entendons plus prosaïquement les mass médias. Restons calmes, et attentifs ensemble : il n’y a pas de rupture. Seulement la stricte continuité de ce qui était déjà là, latent. Un cran de plus sur la crémaillère d’un fantasme politique qui arrive à son apogée.
Il fallait en effet être bien caché, ou embarqué dans quelque TGV aveugle à la puissance d’évocation de nos paysages contemporains pour ne pas voir que l’état d’urgence, depuis longtemps avant son instauration, fait pression sur chaque instance de nos vies — une pression qui n’a qu’un seul but : la production. La production de valeur marchande et la production de soi comme valeur marchande.
Voyons un peu une journée « normale » qui commence par le tintement d’une alarme. L’homme pressé sort de chez lui et finit de se réveiller dans l’ombre d’un métro souterrain ou dans les méandres de quelques périphériques anonymes. Il arrive au travail.
Au travail : l’urgence est un mode de management éprouvé, théorisé, vérifiable qui a trouvé dans la modernité technologique ses outils nécessaires —chaque époque invente les outils dont elle besoin pour se réaliser. Quelque soit notre domaine d’activité (si tant est que celle-ci soit rentable), nous devons travailler de plus en plus vite — et donc pour beaucoup d’entre nous, de plus en plus mal. Quelque soit notre niveau dans l’entreprise, l’urgence est devenu le premier commandement. On ne compte plus les morts laissés sur le bord de la route : le burn out est la maladie-reine des pathologies du rythme. Cette urgence au travail permet de produire plus, mais permet surtout de réduire à minima la marge d’autonomie du travailleur, comme aujourd’hui l’urgence faite État réduira les possibilités d’expression du citoyen sommé de se produire en silence, vite et bien.
Les cadres de l’urgence comme ses salariés (trop heureux d’en être) arborent le manque de temps comme un accessoire de mode. Le signe de distinction paradoxal et d’appartenance est d’ailleurs la Rolex, objet étalon de la réussite social du quinqua. Objet du temps rentable et de l’urgence acquise. Avoir du temps, voilà qui est devenu suspect : de cette suspicion qui pèse sur le chômeur, le fainéant et l’improductif. Ne pas avoir le temps, voilà qui est chic. Et partout dans nos communications assujettis au temps-monde, nous acceptons l’instantanéité comme seule règle. « À très vite » est devenu la signature cool qui garantit que la relation est en marche et que les affaires roulent.
En devenant Urgent, l’État ne fait que se mettre à la page de son époque. Mieux, l’État se donne ainsi la sensation d’exister : c’est bien tout ce qui lui reste après que le capitalisme financier a œuvré lentement mais sûrement à sa destruction par l’intérieur. La guerre quant à elle est le sinistre caprice né de l’urgence, son outil n°1 : l’accélérateur débridé de l’histoire, le turbo dont rêvent nos dirigeants pour accéder et plus vite à l’extase.
Après le travail, l’amusement : disons plutôt l’excitation. L’urgence est devenue le psychotrope incontournable. Le speed, un artefact d’existence : aller vite en tout, s’éprouver en chute libre permanente comme dans la pente d’un manège à Disneyland doit donner la sensation de la vie, partout où il n’y a plus de vie — la vitesse imprime sur le décor un léger flou de bougé qui permet de plus se rendre compte de rien. Une extase minuscule décuplée par un accélérateur de particules. Speed, amphétamine, cocaïne sont les drogues du rythme qui vont bien à notre siècle. À chacun ses misérables miracles : les années 70 ont eu leurs psychotropes de vision. Au pôle opposé à celui de la vitesse, celui de la relaxation : c’est le succès du yoga, de la méditation, vendu partout comme l’antidote anti-gueule de bois. Rassurons nous, un moment de détente dans un espace dédié doit nous permettre de revenir dans la danse, requinqué, réactivé.
Et pour faire une journée complète, après la fête, voire pendant selon les affinités une partie de baise en speed dating comblera l’homme pressé. En 24h de la vie d’un humain moderne, l’état d’urgence est partout, condition nécessaire à une production efficace. L’État aujourd’hui donne à l’urgence son couronnement : le fantasme de cette économie rentable de l’existence arrive à maturité. Le fruit est prêt à cueillir.
En attendant, rien d’étonnant que ceux là même qui tentent de se réapproprier leur temps, donc leur espace, dans des territoires affranchis de l’État soient d’emblée suspects. Ce sont aussi ceux là qui sont assignés à résidence depuis novembre dernier. Ceux qui simplement s’organisent pour échapper tout à la fois à l’empire de l’État et de l’urgence.
Un Empire qu’il est devenu inutile de prendre de vitesse tant il court seul à sa perte. Ce texte qui aurait pu être un éloge de la paresse, se termine discrètement en éloge de la patience.
Helgonne, 7 janvier 2015

QUELQUE CHOSE DE LA COMMUNE

SOURCE



notre amie la Crossope: vivent ses petites dents pointues!


 Contre l'offensive militaro-judiciaire en préparation,
 Contre le monde de la croissance illimitée incarné par un imbécile projet d'aéroport qui n'a pas d'autre utilité que de satisfaire des lobbies économiques et des ego politiques,
contre le monde qui engendre les guerres et refuse d'accueillir ceux qui les fuient, 
contre la société nucléaire chauffant les serres à tomates ogm, contre l'agriculture industrielle, ses fermes-usines et ses milices FNSEA, sa transformation de la nature en Dysneyland et son brevetage du vivant,
contre les nécrotechnologies et l'artificialisation-rentabilisation de tout ce qui existe - humains, surtout humains, compris,
contre une police chez qui l'état d'urgence libère des réflexes remontant à la guerre d'Algérie,
contre une justice qui acquitte le flic qui a abattu un jeune d'une balle dans le dos et qui condamne les salariés de Goodyear,
contre la terrorisation antiterroriste,
contre les médias dominants et leur travail de dégénération des imaginaires,
contre un gouvernement paillasson du Medef (et accessoirement sa fausse critique incarnée par l'opération de retour des morts-vivants baptisée "primaires à gauche"),
contre les fausses solutions à la décomposition de la politique institutionnelle que sont les délires identitaires fascistes, laïcardo-républicains ou djihadistes,


Il faut soutenir la ZAD de Notre-Dame des Landes et les paysans désignés comme squatters par les laquais de Vinci, 
Il faut sauver les campagnols amphibies, les lézards vivipares, les tritons marbrés et ceux de Blasius, la Sibthorpie d'Europe, la Pulicaire commune, la Cicendie naine…
…et le préféré de ce blog:  la Crossope, cette musaraigne qui, pour défendre son territoire,  dispose de nombreuses dents pointues et contenant du venin, ce qui lui permet d'immobiliser des proies beaucoup plus grosses qu'elle tout en les mâchant. Que cette force-là soit avec les zadistes ! 
Là où l'on est (voir communiqué en fin de message), de la manière qu'on peut, si l'on est un tant soi peu attaché à un projet d'émancipation anticapitaliste, il n'y a rien de plus urgent que de participer au mouvement qui aide et fait vivre la zad et son esprit partout.
Camarades, une bataille décisive se prépare, les camps sont clairement définis, nous sommes dos au mur. Face aux flashballs, aux gaz et aux blindés, face à l'obscurantisme des exploiteurs des hommes et de la nature, les zadistes peuvent paraître bien faibles. Mais ils ont en eux toute la force du soleil qui, en une fois, découvre un nouveau monde.



 ***
Pour mieux comprendre ce qu'il s'agit de défendre, on pourra par exemple lire et diffuser le livre de Constellations-Boum paru aux éditions de l'Echappée. Extraits: 
« Dans l’assemblée bimensuelle « Sème ta zad », dont l’idée est née des discussions passionnées entre occupant.e.s et paysan.e.s sur les barricades du Rosier à l’automne 2012, on discute de l’usage agricole des terres de la zone. On fait un point sur les potagers collectifs et sur leurs besoins en matériel et coups de main. On définit les parcelles libres d’usage qui seront dévolues aux cultures de plein champ, dont on attend quelques tonnes de patates et d’oignons. On se dispute sur la dépendance au pétrole de l’agriculture mécanisée ou sur l’exploitation des animaux. On se dote d’une Coopérative d’Usure, Réparation, Casse, et éventuellement Utilisation de Matériel Agricole (la CURCUMA) qui prendra soin des tracteurs en fin de vie légués à la lutte. Le groupe « vaches » ou le groupe « céréales » mettent en place la rotation culturale entre blé, pâtures, sarrasin et fourrage. Un paysan qui refuse l’expropriation propose d’inclure certains de ses champs dans le cycle de rotation, tandis que des occupantes préparent l’expérimentation d’une culture de légumineuses avec des éleveurs bovins de COPAIN. Le résultat, à l’heure actuelle, c’est l’occupation collective et progressive de 220 ha. Un rendez-vous hebdomadaire, qui ressemble à s’y méprendre à un marché – si ce n’est que tout y est à prix libre : chacun donne ce qu’il peut et veut –, permet de mettre en partage une partie de la production agricole. Le reste sert notamment au ravitaillement d’autres luttes, de cantines populaires ou de squats de migrants dans la métropole nantaise.
D’innombrables autres expériences d’autonomie fleurissent, hors des logiques marchandes et gestionnaires. Ce qui était déjà en germe avant la période des expulsions a pris une nouvelle dimension. On voit apparaître un atelier de couture ou de réparation de vélos, une conserverie, une brasserie, une nouvelle boulangerie, un restauroulotte, une meunerie, un espace d’écriture et d’enregistrement de rap, une salle de danse et des cours d’autodéfense… On travaille à la réappropriation du soin avec des jardins de plantes médicinales et des formations médicales, notamment sur les premiers secours aux blessés par les armes de la police. On cherche à construire nos propres réseaux de communication, du site internet à la radio FM. Un bulletin, qui regroupe rendez-vous, comptes rendus d’assemblées, récits et coups de gueule, est confectionné et distribué chaque semaine dans les soixante lieux de vie de la zone par des « facteurs » à pied ou à vélo. On explore des manières de faire la fête à mille lieues des clubs branchés et de l’industrie du divertissement : un festnoz pour inaugurer un hangar convoyé, malgré l’interdiction formelle de la Préfecture, depuis les confins du Finistère ; un banquet de 60 mètres linéaires dans la poussière des balles de blé lors d’une fête des battages ; des transes nocturnes dans une grange graffée, sur de la musique expérimentale ou envoûtés par la voix d’une cantatrice d’opéra… On entretient nous-mêmes une partie des haies, des chemins, des réseaux électriques et des adductions d’eau, lors de grands chantiers collectifs plus ou moins réguliers. On multiplie les constructions, sans permis, ni plan local d’urbanisme, mais avec une inventivité architecturale certaine : à l’aide de matériaux de récup’, de terre, de paille ou de bois d’œuvre abattu et découpé sur place par une scierie mobile amie qui a traversé la France. On cherche sans relâche à s’accorder sur l’usage de ce qui est commun, à en élargir le champ et à densifier les liens qui nous tiennent ». (…)
« Il y a dans ce qui se trame à la zad quelque chose de la commune. Quelque chose de la Commune de 1871, quand une irrépressible émotion collective saisit les habitants de Paris qui devinrent, derrière les barricades, les maîtres de leur vie quotidienne et de leur histoire, soulevant un immense espoir révolutionnaire et entraînant à leur suite des soulèvements dans de nombreuses autres villes. Quelque chose des communes du Moyen Âge qui parvinrent à s’arracher à l’emprise du pouvoir féodal et à défendre les communaux, ces terres, outils et ressources à l’usage partagé. Quelque chose, aussi, de l’éphémère commune de Nantes en 1968, pendant laquelle ouvriers et étudiants occupèrent l’hôtel de ville, bloquèrent la région et organisèrent le ravitaillement des grévistes avec les paysans. Quelque chose qui, désormais, est à la fois le moyen et le sens de notre lutte, et que nous devons continuer à approfondir. Ces imaginaires sont de ceux qui viennent irriguer le bocage de Notre-Dame-des-Landes dans la quête d’un présent désirable et d’un futur possible ».

DANS TON CUL ! LA MARSEILLAISE


La Marseillaise des requins - Gaston Couté par sullymu

DANS TON CUL ! LE SABRE ET LE GOUPILLON

DANS TON CUL ! LA DEMOCRATIE

jeudi 21 janvier 2016

LE DESESPERANT DESERT DE L'ESPRIT

« Les Chinois savent à quel point il ne faut jamais acculer son ennemi qui sinon, n’ayant plus rien à perdre, se battrait jusqu’à la mort, infligeant de terribles pertes à son adversaire. Pour comprendre la stratégie chinoise, lire l’ouvrage de Sun Tzu, L’Art de la guerre, est un incontournable… « 
*
J’ai grandi dans une petite ville de moins de 1 500 habitants dans l’ouest du Montana. C’est une terre d’une beauté naturelle à couper le souffle, et pendant 18 ans, j’ai vécu dans la même maison dans une forme de perfection bucolique. Nous étions fiers de vivre à 150 km du feu rouge le plus proche. Je souris en imaginant que beaucoup de jeunes villageois sur toute la planète partagent une forme de parenté imposée par les lois des petites collectivités et des grandes montagnes.
 C’était ma maison et ils étaient mon peuple, mais après avoir voyagé, m’être éduqué et avoir vécu ailleurs pendant 13 ans, je peux voir ce qu’est réellement l’étrange accident de l’histoire d’une petite ville d’Amérique, un résidu abandonné à la lisière qui a bougé et s’est ratatiné. Ceci est le compte rendu d’un correspondant embarqué [embedded : référence aux journalistes de la Guerre du Golfe qui accompagnaient, et n’étaient informés que par les unités combattantes de l’armée US, NdT] pendant 18 ans à des centaines de kilomètres derrière les lignes de front de la frontière américaine.
J’ai pu voir clairement que près de la moitié des bâtiments de la rue principale sont des originaux, quand la ville a jailli de terre dans les années 1890. Un siècle plus tard, l’agencement et la structure sociale sont demeurés inchangés. Je me souviens très bien du moment où cela m’a frappé : je traversais la rue principale avec mes parents pour dîner dans un restaurant chinois. (Bien sûr !) Un coup d’œil à droite m’a révélé jusqu’où les réverbères éclairaient, un regard par dessus l’épaule gauche et j’ai vu l’autre bout de la ville. Les montagnes planaient sur nous, sombres sauf quelques maisons isolées disséminées ici et là comme les braises d’un feu mourant. Je me suis arrêté au milieu de la route vide, le souffle coupé: «Ceci est encore une ville frontière!» Cette révélation [epiphany] brisait la perfection insulaire de ma maison, et je me bats avec elle depuis.
Il est douloureux de voir la frontière creuser son sillon au beau milieu des personnalités et de la culture d’individus et d’une ville que j’aime tendrement, mais maintenant que j’ai une vision extérieure, c’est évident. Leurs petites propriétés clôturées, dans les bois, sont la moitié du quid pro quo, un échange de bons procédés, accompli par leurs ancêtres : apprivoisez les régions sauvages, et vos prétentions privées seront protégées. Leurs désirs sont clairs et simples : ils veulent des impôts bas, des infrastructures de faible qualité (certainement pas assez bonnes pour aider les plus pauvres) et du carburant pas cher. Ils aiment leurs camions, leur jet-skis, les quatre-quatre, les voitures, les motos, les bateaux à moteur, les motoneiges, les SUV, les débroussailleuses, les tronçonneuses, les fendeuses de bûches, les tondeuses à gazon, les pelleteuses d’excavation, les fusils de chasse, les semi-remorques, les pistolets et les armes en général. Ils détestent le gouvernement et se plaignent qu’il n’en fait pas assez pour eux.
Ils sont profondément ignorants de la grande diversité humaine et de l’histoire autour d’eux et sereinement méprisants pour les quelques bribes de connaissances qu’ils ont recueillies. Mettez cinq cents d’entre eux dans une pièce et il n’y aura probablement personne pour se souvenir d’un seul poème classique ou de l’intrigue d’une œuvre de la littérature mondiale, et si c’est le cas, ça viendra de la tête d’un cinglé solitaire. Il n’y a, semble-t-il, que trois dates que tout le monde semble connaître : 1492, 1776, 1945 et, depuis que j’ai fait ma scolarité, 9/11 en 2001. La plupart d’entre eux à un moment donné ont fait le pèlerinage à la grande ville sainte du sud, l’endroit dans le désert que Dieu lui-même a béni, qu’il a rendu sacré, où il s’est manifesté physiquement au monde. Ils reviennent de Las Vegas renouvelés, exaltés, leur foi dans la manipulation financière restaurée, et pleins d’espoir que, s’ils sont assez purs, le dieu Mammon pourrait venir bénir leur propre vie, un jour.
Ainsi, même s’ils sont pauvres, endettés, et seulement capables de se déplacer dans un monde minuscule, mentalement ils sont tous de petits aristocrates. Là réside tout le génie et la possibilité d’une frontière. Si dans les années 1800, vous étiez un propriétaire de plantation en Virginie ou un magnat de la finance à New York, comment auriez-vous pu gagner simultanément l’accès à toutes ces ressources à l’ouest des Appalaches, réduire la pression pour des réformes sociales et bien sûr tout faire pour ne pas travaillez vous-même? L’architecture sociale de la frontière répond à ces trois questions élégamment, mais de façon concomitante, cela crée une société vide de sens, un gouvernement sans nation solide sur laquelle s’appuyer.
J’ai emporté ma révélation et mon statut d’observateur extérieur avec moi quand j’ai fréquenté l’université à la périphérie de Tacoma, dans l’état de Washington. Il n’y avait aucune relique physique de la frontière à observer, mais après avoir erré autour des banlieues locales la nuit et surtout après avoir visité les pays d’origine d’anciennes nations comme le Pérou et le Guatemala lors de voyages d’études à l’étranger, j’ai eu la révélation progressive que la frontière était partout aux États Unis. Ses dynamiques particulières sont si profondément enracinées qu’elle définissent les Américains mieux que tout autre cadre interprétatif, longtemps après que les circonstances physiques de la frontière ont cessé d’exister.
Ce qui m’a pris des années à voir dans la banlieue de Tacoma, c’est que la frontière a fait un tour sur elle même. Elle ne s’est pas inversée ; une frontière inversée ressemblerait à des agriculteurs brésiliens prenant leur retraite à des centaines de kilomètres en retrait de la forêt amazonienne et venant ensemble pour construire de belles villes durables. Non, ce que je vois est une internationalisation de cette terrible interface qu’est la frontière.
La restauration rapide en est le cas le plus frappant : comment peut-on créer de l’argent à partir de produits agricoles qui seraient sinon inutiles, réduire la pression sociale pour des réformes par l’engraissement et l’abrutissement des gens ordinaires, et bien sûr ne pas faire tout le travail soi-même? Économiquement les restaurants fast-food ne sont pas du tout des restaurants, ce sont des décharges de produits de base. Ils sont un moyen pour gonfler les bénéfices massifs sur des ressources qui seraient autrement inemployées. Si la merde qu’ils servent à la place de la nourriture provenait d’agriculture durable, si les travailleurs étaient payés avec des salaires suffisants pour en vivre et si le peuple américain voulait défendre sa santé, les chaînes de restauration rapide disparaîtraient. La même dynamique s’applique à la banlieue : des boîtes de carton hors de prix, remplies de produits sans saveur, qu’on ne prendrait pas la peine de construire si la planète était prise en compte. Quel que soit le domaine d’activité que vous investiguez, que ce soit la médecine, l’éducation, la science ou l’art, le paradigme de la frontière [ici entre bonne et mauvaise nourriture, NdT] empêche de servir les besoins humains et exige qu’elle n’ait qu’un seul but : celui de la conversion des ressources en profits.
Les Américains ne sont pas en train de construire une société. Ils sont toujours en train de faire le travail de conversion pour ces mêmes intérêts financiers qui ont ouvert la frontière en premier lieu. Le même élan qui a porté leurs ancêtres à traverser l’Atlantique et les a forcés par le travail écrasant de la déforestation et des terres brûlées est maintenant dirigé vers la tonte de pelouse, le nettoyage des gouttières, le lavage de voiture et, bien sûr, le shopping. Installez-vous dans une rue animée et regardez la frontière au travail.
Regardez-bien les conducteurs de camions de livraison, le regard sur leurs visages. Ils iront traquer et liquider (financiariser) chaque poche restante de ressources naturelle sur la planète s’ils le peuvent.
Je crois que l’objectif de la frontière clarifie le suicide par ailleurs bizarre de l’Empire américain. Nous devons nous rappeler que la colonisation de l’Ouest américain a été rapide et facile. La supériorité technologique, les maladies et une supériorité numérique écrasante ont permis aux civils de faire une bonne part du nettoyage ethnique alors qu’il y avait une frontière réelle entre les indigènes et les colons européens.
Les États-Unis n’ont jamais eu à demander des sacrifices à leurs citoyens ou à sérieusement négocier avec les indigènes. Après, tout le territoire en Amérique du Nord a été colonisé, une série d’accidents historiques a poussé les États-Unis vers une brève période d’hégémonie. L’industrialisation a explosé tout comme la frontière se refermait. Les mêmes colons qui ont marché de St. Louis vers les territoires de l’Oregon ont pris les trains de retour vers l’Est quelques décennies plus tard. Ensuite, les anciennes puissances impériales de l’Eurasie se sont détruites dans deux guerres mondiales et les États-Unis se sont retrouvés la seule puissance industrielle intacte! Cela ne fait pas l’étoffe des empires durables. Les classes supérieures n’ont jamais regardé la défaite dans les yeux ou n’ont jamais dû se retenir et demander aux gens ordinaires un effort collectif massif.
Cela explique pourquoi le gouvernement ne peut pas réparer l’infrastructure nationale ou mettre en œuvre une politique industrielle solide. La frontière intériorisée [et refoulée, le racisme, NdT] est la raison pour laquelle l’armée ne peut pas administrer des territoires conquis et pourquoi les minorités ethniques dans la patrie ne peuvent pas recevoir un traitement égal devant la loi. Le régime à Washington DC n’est pas là pour créer une vaste structure impériale polyglotte (comme l’empire achéménide), ni pour représenter la volonté collective d’une seule nation (comme la Suisse, ou bien d’autres). Il n’existe que pour se partager les ressources et défendre ses intérêts aristocratiques à tout prix. Il a été mis en place sous cette forme dès le début.
Cela explique pourquoi le 11 septembre a été utilisé comme une autre date qui a accordé une légitimité aux revendications aristocratiques, en droite ligne avec celles de 1776 1 et 1945. Au lieu de mener un effort mondial pour traduire les criminels en justice et rechercher les causes réelles, le régime a essayé de créer de nouvelles zones de frontières dans des endroits comme l’Irak et bien d’autres, des terrains de chasse pour certaines sociétés et organismes gouvernementaux. Ces efforts ont soulevé l’ire de deux des plus anciens et plus puissants systèmes impériaux du monde [France et Allemagne, NdT], mais ils ont été validés.
Personne à Washington ne semble avoir lu le mémo qu’ils ne sont plus autorisés à mettre en place des frontières pour leurs copains (ou maîtres, en fonction du côté du pantouflage, entre les entreprises et le gouvernement, où ils se trouvent). Ils ne réalisent pas que la Chine et la Russie ne vont plus jamais accorder des conditions favorables aux intérêts occidentaux, et que l’engagement absurde en faveur des marchés libres est en fait une porte dérobée dans le cœur de ce qui reste de l’économie américaine.
Bien sûr, une telle connaissance ne peut pas exister à l’intérieur d’un tel régime, et de toute façon, cela ne ferait aucune différence. Le gouvernement américain ne peut pas demander aux gens ordinaires de faire le sacrifice colossal nécessaire pour prendre en charge la Chine et la Russie en même temps. Il ne peut même pas arrêter ou contrôler le mécanisme de la frontière [le protectionnisme dans ce cas, NdT]. Il doit continuer à parler de marchés libres, car tel est le principal élément de langage pour justifier la liberté aristocratique d’action sur les contrôles démocratiques. Il ne peut certainement pas taxer les riches à des niveaux de taux d’imposition progressifs ou fermer les paradis offshore.
Donc, si ses armées de mercenaires ne cessent d’être battues à l’étranger et si les efforts visant à contrôler les ressources et les marchés dans des endroits comme le Moyen-Orient ne cessent d’être contrariés, ces mêmes personnes incompétentes doivent continuer à se faire des sommes grotesques d’argent, à partir de rien, sans travailler, et la frontière repart pour un nouveau tour sur elle-même. Le gouvernement commence à surveiller l’excès de population, à militariser la gouvernance civile, à privatiser le patrimoine national et à contraindre les pauvres avec la dette, l’austérité et l’espionnage insensé sur tout, etc. Après tout, s’ils ne peuvent pas imposer leur loi à toute l’Asie centrale et au Moyen-Orient, il n’y a pas d’endroit plus facile pour le faire qu’à la maison!
Il n’y aura pas de soulèvement national cohérent contre ce suicide final. Il ne peut pas y en avoir, parce qu’il n’y a pas de nation américaine. Les nations réelles se fondent sur des événements déchirants et structurants comme l’affaire Dreyfus, la rébellion de Tupac Amaru, la place Tahrir, la prise du Palais d’Hiver, la prise de la Bastille, le procès de la Bande des Quatre, le Déluge polonais. L’agonie et l’extase d’être une nation, d’être un peuple, forçant son destin dans le temps, indépendamment du lieu où se situe la capitale et du nom de la dynastie assise sur le trône, tout cela n’a pas encore eu lieu dans la confusion des immigrés et des descendants d’immigrés en Amérique du Nord .
Le processus commence. L’Alaska ou la Californie du Sud ou la Cascadie ou le Texas sont des nationalités embryonnaires. Si Washington DC essaye effectivement de gagner le combat contre la Russie (sans parler de la Chine) et de garder son empire financier chancelant intact, l’effort ne fera qu’aggraver la rupture naissante le long de ces lignes déjà visibles. Pourquoi un pêcheur d’Alaska obéirait-il à un bureaucrate de DC quand son existence dépend de la vente de sa pêche à la Chine? Quelle situation possible ou quel personnage politique pourrait faire converger les intérêts d’un Texan et d’un Cascadien? L’éclatement inévitable de l’unité économique et politique en Amérique du Nord est clair pour tout les gens qui ont le sens du pourquoi et comment les nations évoluent sur cette planète. Cela va provoquer le désordre chez nous, des fleuves de sang, et dans la plupart des domaines, sera accompagné d’un âge sombre fait pour durer, mais le reste du monde va pousser un soupir de soulagement.
Pour les personnes comme moi, nées sur la frontière et baignées dans sa propagande, les États-Unis semblent être une chose très importante. Pour les esprits toujours pris au piège, l’éclatement des USA ressemble à la fin du monde, ce qui est une façon de simplifier les événements au point de ne pas y penser du tout. Je voudrais terminer ce post en ouvrant une perspective sur les prochaines décennies qui n’est pas souvent mise en avant, et qui ne comporte pas de guerre nucléaire, d’effondrement total ou la fin du dollar US.
L’Amérique du Nord, presque inévitablement, va être traitée comme une seule grande frontière par tout explorateur du vieux monde, avec toutes ses armes, ses maladies, ses animaux domestiques et ses cultures sur pied. Aujourd’hui les vieilles nations et les anciens empires mondiaux comprennent cela et n’envient plus ou ne craignent plus ce qui équivaut à un clin d’œil historique. Ils observent également que les fondations sociales profondes nécessaires à un gouvernement pour jouer dans la cours des grands dans le domaine de la culture sont absentes. Mais une vaste frontière lointaine est tout aussi utile pour convertir les matières premières sans valeur en argent pour eux, car cela a été prouvé par nos propres aristocrates.
En gardant cela à l’esprit, je soupçonne que, loin d’engagements militaires décisifs ou de guerre économique pure et simple, nous pourrions éventuellement observer la Chine et la Russie (entre autres) gérant prudemment le déclin américain, dépensant peu pour maintenir le régime de Washington DC à flot tant qu’ils gardent un retour sur investissement positif. Après tout, des puissances comme elles auront de temps à autre besoin de déverser ici des produits comme le museau de porc ou des produits dérivés de la sylviculture presque sans valeur. Tant que la frontière existe dans les cœurs et les esprits des Américains, ils ne manqueront pas de personnes désireuses de faire ce travail de conversion pour eux.
Adam
Article original d’Adam , publié le 1er Septembre 2015 sur le site ClubOrlov 
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Note du traducteur
Merci à Adam et Dmitry Orlov pour m’avoir appris l’autre sens non religieux du mot épiphanie, le vrai étymologiquement parlant, apparition soudaine. C’est vraiment ça! Sur le chemin de sa réappropriation du monde véritable, chacun de nous est passé par une succession d’épiphanies, de moments ou on sent le rideau se déchirer, ou la scène s’éclaire ou la conscience d’une idée prend corps dans notre esprit.
Ce texte renvoie profondément au livre de Philippe Grasset, La Grâce de l’Histoire et sa description de l’américanisme.