Remarquons que l’allocution présidentielle annuelle qu’a prononcée le 3 décembre le Président Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale, fut ignorée par les médias occidentaux, tout comme bon nombre des développements les plus positifs en Russie. Dans ses remarques, il a pourtant annoncé en tant qu’objectif national pour la Russie, de devenir autosuffisant en nourriture en quatre ans – d’ici à 2020.
L’un des secteurs les moins commentés de l'économie russe – surtout par les économistes occidentaux superficiels qui imaginent la Russie simplement comme un pays dépendant des exportations de gaz et de pétrole, un peu comme l'Arabie Saoudite ou le Qatar – se trouve être la grande transformation en cours dans l'agriculture. Aujourd'hui, à moins d'un an et demi de la décision d'interdire les grandes importations agricoles venant de l'UE, en représailles à ses sanctions stupides contre la Russie, la production agricole russe connaît une renaissance remarquable et même, dans certains cas, une naissance. S’agissant de dollars, les exportations de produits agricoles russes dépassent en valeur celle des armes, et se montent à un tiers des bénéfices sur l’exportation gazière. Voilà qui est intéressant en soi.
En décembre, lors de son allocution, passant en revue l’état de la nation russe, le Président Poutine a dit aux membres du parlement réunis :
Notre secteur agricole est un exemple positif. Il y a à peine une dizaine d'années, nous importions près de la moitié de nos produits alimentaires et dépendions dangereusement des importations, alors que maintenant la Russie a rejoint le club des exportateurs. L'année dernière, nos exportations agricoles ont totalisé près de 20 milliards de dollars. C’est un quart de plus que nos recettes sur les ventes d'armes, soit environ un tiers des bénéfices sur nos exportations de gaz. Notre agriculture a fait ce bond en une période courte mais productive. Mille mercis à notre population rurale.
Je pense qu’il nous faut fixer un objectif national : pourvoir entièrement le marché intérieur d’aliments produits dans le pays d'ici à 2020. Nous sommes capables de nous nourrir de notre propre terre, et surtout, nous avons les ressources en eau. La Russie peut devenir l’un des plus importants fournisseurs d’aliments sains, de qualité, irréprochables écologiquement, que certaines entreprises occidentales ne produisent plus depuis belle lurette, d’autant plus que la demande mondiale pour ces produits continue degrandir.
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Parmi les autres mesures, le Président Poutine a demandé à la Douma de promulguer un décret afin de remettre en service des millions d’hectares de terres arables laissées actuellement à l’abandon :
Il est nécessaire de tirer profit des millions d'hectares de terres arables inutilisées en ce moment. Elles appartiennent à de grands propriétaires fonciers, dont beaucoup montrent peu d’intérêt pour l’agriculture. Depuis combien d'années parlons-nous de cela ? Pourtant les choses ne progressent pas. Je suggère de reprendre les terres agricoles mal utilisées aux propriétaires contestables, et de les céder lors d’une vente aux enchères à ceux qui peuvent et veulent cultiver la terre.
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L’évolution de l’agriculture
En 2000, lors de la première présidence de Vladimir Poutine, la Russie avait entamé la transformation de sa production agricole. Dans les années 1990, au cours des désastreuses années Eltsine, la Russie importait une grande partie de ses denrées alimentaires. C’était dû en partie à la croyance erronée selon laquelle tout le " made in America " ou à l’Ouest est mieux. La Russie importait d’insipides volailles produites en masse dans l’élevage industriel étasunien, au lieu de promouvoir ses poulets naturels, courant en liberté, au goût supérieur. Le pays importait d’Espagne ou de Hollande des tomates insipides aux couleurs artificielles, à la place des délicieuses tomates charnues du potager bio. Je le sais ; j’ai essayé les deux: il n’y a pas de comparaison possible. La nourriture bio russe surpasse les produits occidentaux industriels trompeurs, dénaturés, que l’on fait passer aujourd’hui pour de la nourriture.
Ce qui n’a pas été compris à l’époque Eltsine, c’est que la qualité alimentaire des importations occidentales avait considérablement baissé depuis l’arrivée de l’agro-alimentaire étasunien et de la nourriture industrielle, dans les années 1970. Imitant les méthodes industrielles de façon juste un peu moins extrême qu’aux États-Unis, l’UE leur a emboîté le pas. De plus, avec le recours intensif aux engrais chimiques, herbicides, pesticides, antibiotiques qui passent des animaux dans les champs, tout ceci a conduit à la raréfaction dramatique des micro-organismes essentiels sur de plus en plus de terres agricoles aux États-Unis et dans l’UE. Par ailleurs, c’est aussi devenu le cas en Chine, selon des agronomes bien informés.
Fin 2015, aux États-Unis, le Congrès a abrogé une vieille loi sur l'étiquetage de la viande, qui impose aux détaillants d’indiquer explicitement le pays d'origine des viandes rouges. Aux Là-bas, les lots de bœuf et de porc ne seront plus tenus de porter une étiquette indiquant la provenance des animaux. L'agro-alimentaire a fait pression pour ce changement afin de pouvoir importer des viandes de qualité douteuse venant de pays en développement, où les contrôles sanitaires et de sécurité, et les coûts, sont minimes. Dans de nombreux États où l’agro-alimentaire étasunien pratique ses énormes opérations de nourrissage d’animaux de ferme, les lois locales dites « Ag gag » interdisent aux journalistes ne serait-ce que de photographier ces exploitations agricoles industrielles, souvent de grandes fermes laitières, avicoles et porcines. En effet, si le grand public réalisait ce qui est fait pour mettre de la viande sur la table du dîner aux États-Unis, les gens se convertiraient en masse au végétarisme.
D’importateur net à exportateur
À l’ère soviétique, surtout après 1972, quand les mauvaises récoltes créaient des pénuries, l’URSS utilisait les dollars de ses revenus pétroliers pour devenir un grand importateur de blé et de grain étasuniens. Les compagnies du cartel céréalier étasunien, comme Cargill et Continental Grain, s’entendaient avec le Secrétaire d’État Henry Kissinger pour négocier des prix astronomiques pour la Russie dans ce qu’on appelait « le grand vol de grain. ». Les contribuables étasuniens étaient volés par les subventions aux céréales. Cargill souriait sans discontinuer en se rendant à la banque.
En 2000, la Russie (ainsi que l’Ukraine et dans une moindre mesure, le Kazakhstan), a inversé cette dépendance à l’importation de céréales, et est devenue une fois de plus un géant mondial de l’exportation céréalière et en particulier du blé, comme avant la Révolution russe de 1917.
Même avant la crise des sanctions imposées par les États-Unis en 2011-2013, la Russie exportait en moyenne 23 millions de tonnes de céréales par an. Ensemble, Russie, Ukraine et Kazakhstan vendaient 57 millions de tonnes à l'étranger. Les trois pays réunis ont fourni 19% du total des exportations mondiales de céréales au cours de cette période, et 21% des exportations de blé, évinçant les États-Unis de la première place mondiale des exportateursde blé.
Maintenant, avec l’Ukraine (de facto en faillite à cause du coup d’État du Département d’État US et de l’administration Obama, à Kiev en février 2014), l’importance de l’agriculture russe prend une dimension stratégique mondiale en matière d’aliments et céréales biologiques de haute qualité.
Transformant une crise en opportunité, comme dit le vieux proverbe chinois, l’embargo russe de 2014 sur certaines denrées alimentaires de l'UE, a été rétrospectivement un tournant majeur. Des 39 milliards de dollars du total des importations agricoles et alimentaires russes en 2013, 23,5 milliards de dollars (soit 61% de toutes les importations de produits alimentaires en Russie), portaient sur les catégories de produits concernés par l'interdiction. La dernière décision visant à interdire toute importation de produits alimentaires turcs, rajoutée en tant que sanction après l’avion russe abattu par la Turquie dans l'espace aérien syrien, rehausse le total des importations interdites. L'interdiction d'importer des denrées turques est entrée en vigueur le 1er janvier.
Bien que de nombreux économistes occidentaux aient signalé l’impact de la grande inflation initiale due à l’embargo de l’année précédente, un facteur ayant amené la Banque Centrale russe à garder trop longtemps des taux d’intérêts dangereusement élevés, la réalité sur le plus long terme est que l’interdiction a précipité un tournant spectaculaire vers l’autosuffisance agricole. Comme les aliments importés les plus chers disparaissent des rayons des supermarchés dans toute la Russie, la première inflation des prix alimentaires de 2015 s’est affaiblie d’autant.
La toute dernière chute du rouble, du fait de la baisse mondiale des prix du pétrole libellés en dollars (28 dollars le baril à la dernière cotation), permettra de réduire encore davantage la consommation russe des plus coûteuses importations alimentaires qui restent à l’UE, au profit du " made in Russia ". Loin d’une catastrophe, comme le proclamaient joyeusement le New York Times et d’autres médias occidentaux, la dernière chute du rouble se transformera en avantage pour l’économie agricole russe et même pour toute l’économierusse. Cela donnera un grand coup de pouce aux objectifs d’autosuffisance. Les restrictions russes à l’importation de nourriture ne sont pas susceptibles de prendre fin bientôt, même si l’UE abandonne ses sanctions contre la Russie. Désormais, pour l’économie nationale, il y a trop en jeu avec le développement de l’agriculture de haute qualité biologique, sans OGM.
En plus de la décision russe d’autosuffisance agricole d'ici à 2020, l’embargo russe officiel de septembre 2015 sur toute récolte génétiquement modifiée, a préparé le terrain de la dernière décision prise par le président : transformer l’adversité en vertu.
Cette belle terre noire russe
Pour devenir aujourd'hui le plus important producteur du monde et aussi exportateur d’aliments biologiques de haute qualité et non-OGM, la Russie dispose aussi d’un atout naturel extraordinaire.
La Russie possède aujourd’hui quelques-unes des plus riches et plus fertiles terres agricoles du monde. Pendant la guerre froide, comme les contraintes économiques imposaient de consacrer les produits de l’industrie chimique aux besoins de la Défense nationale, la terre fertile russe n’a pas été exposée à des décennies de destruction par les engrais ou les pulvérisations chimiques agricoles, comme les sols d’une grande partie de l’Ouest. C’est devenu maintenant un mal pour un bien, car les agriculteurs européens et nord-américains se battent à présent contre les effets destructeurs sur leurs sols des produits chimiques qui ont largement éradiqué les micro-organismes essentiels. Les riches terres agricoles mettent des années à se créer et peuvent être détruites en un rien de temps. Quand le climat est chaud et humide, il faut des milliers d’années pour former quelques centimètres d’humus. Les climats froids et secs ont besoin de beaucoup pluslongtemps.
La Russie englobe l’un des deux seuls terroirs du monde connus sous le nom de « régions de tchernoziom ». Il s’étend du Sud de la Russie en Sibérie, à travers les oblasts de Koursk, Lipetsk, Tambov et Voronej. Les tchernozioms, terres noires en russe, sont des sols noirs contenant un pourcentage élevé d'humus, d’acides phosphoriques, de phosphore et d'ammoniac. Le tchernoziom est un sol très fertile produisant un grand rendement agricole. La région de tchernoziom russe s’étend de la Sibérie et du sud de la Russie dans nord de l’Ukraine, aux Balkans le long du Danube.
Les premiers résultats très positifs
Les premiers résultats de l’importance accordée à l'autosuffisance agricole russe et au développement général sont tout à fait positif. Depuis que l'interdiction des importations des denrées alimentaires de l’UE a été imposée, en août 2014, la production de viande bovine et de pommes de terre a augmenté de 25%, de 18% pour la viande de porc, de 15% pour le fromage et le fromage blanc, de 11% pour la volaille, et de 6% pour le beurre. En 2015, la récolte de légumes russe a aussi été un record, avec une production globalement de plus de 3%.
Les sanctions étasuniennes insensées et la guerre économique livrée contre la Russie produisent le contraire de ce qu’exigent les défenseurs du libre-échange mondialiste. Elles obligent, à bon escient, la Russie à se distancer des accords sur l’agro-alimentaire rédigés par l’Organisation Mondiale du Commerce. Cargill a écrit l’Accord de l’OMC sur l’agriculture. Les sanctions forcent la Russie à abandonner la doctrine libérale de l’Ouest sur le libre écoulement des produits alimentaires internationaux. Elles exigent l’autosuffisance nationale pour l’un des plus stratégiques de tous les biens économiques, sinon le plus stratégique: la qualité de la nourriture de la nation. La Russie a sagement décidé qu’elle a la priorité sur les " droits " à commercer librement de Cargill, ADM ou Monsanto. La révolution agricole russe est un exemple à considérer pour le reste du monde. Elle concerne la qualité primant sur la quantité. La qualité de la nutrition étant plus importante que le rendement à l’hectare.
F. William Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier. Titulaire d'un diplôme en politique de l'université de Princeton, il est auteur de best-sellers sur le pétrole et la géopolitique. Article original pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.
NEO, F. William Engdahl, 21 avril 2016
Original : journal-neo.org/2016/04/21/now-russia-makes-an-organic-revolution/
Traduction Petrus Lombard révisée par Jean-Maxime Corneille
Original : journal-neo.org/2016/04/21/now-russia-makes-an-organic-revolution/
Traduction Petrus Lombard révisée par Jean-Maxime Corneille
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