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dimanche 26 juillet 2015

LE FAUXSIALISTE : FRANCOIS HOLLANDE

François Hollande: contradictions et démagogie

Le dimanche 19 juillet, le Président de la République, M. François Hollande, a fait deux déclarations dans des registres très différents. La première fut faite dans le cadre d’une lettre envoyée au Journal du Dimanche à l’occasion du 90ème anniversaire de Jacques Delors[1]. Elle porte sur l’Europe, l’Union européenne et l’organisation de la zone Euro. La seconde déclaration a été faite en Lozère le samedi 19 juillet, où se rendait le Président de la République pour assister au passage du Tour de France[2]. Face à la grave crise que subissent les éleveurs français, il a appelé les français à manger de la viande française. En apparence ces deux déclarations ne portent pas sur la même chose. La première est l’annonce, honnête ou non, d’un projet de transformation de certaines des institutions européennes dans un sens plus « fédéral ». La seconde se voulait une réaction à la crise grave que subit l’élevage en France, qu’il s’agisse de la filière dite de la viande bovine, de la filière du lait ou de celle de la viande de porc. En apparence, il s’agit donc d’un problème de politique intérieure. Mais en apparence seulement. Car, demander aux français de consommer avant tout de la viande élevée et abattue en France revient en réalité à faire du protectionnisme et même plus, à se prononcer pour une forme d’autarcie. A l’inverse, l’avancée vers des institutions fédérales aboutit exactement à l’inverse. De fait, l’un des arguments avancés en faveur de l’Euro était qu’il devait permettre une unification des marchés des pays considérés, rendant impossible toute forme de protectionnisme. Jamais la contradiction dans le discours du Président François Hollande n’aura été aussi visible, aussi patente, aussi constitutive de sa vision de la politique.

François Hollande et le gouvernement de la zone Euro

L’annonce d’un changement des institutions européennes vient donc à la fin de cette lettre ; ce sont les dernières phrases : « J’ai proposé de reprendre l’idée de Jacques Delors du gouvernement de la zone euro et d’y ajouter un budget spécifique ainsi qu’un Parlement pour en assurer le contrôle démocratique. Partager une monnaie, c’est bien plus que vouloir une convergence. C’est un choix que 19 pays ont fait parce que c’était leur intérêt. Nul gouvernement d’ailleurs depuis quinze ans n’a pris la responsabilité d’en sortir. Ce choix appelle une organisation renforcée et avec les pays qui en décideront, une avant-garde. La France y est prête parce que, comme Jacques Delors nous l’a montré, elle se grandit toujours quand elle est à l’initiative de l’Europe ». Quand François Hollande propose un « parlement de la zone Euro » afin d’en assurer le « contrôle démocratique » il ne répond pas au problème réel de la zone Euro, qui s’est révélé dans la crise grecque. En fait, ce contrôle démocratique pourrait très bien se faire de manière bien plus simple. Si l’on pensait sérieusement que tel était le problème, on pourrait le résoudre en institutionnalisant l’Eurogroupe, qui rappelons le n’a pas d’existence légale dans les traités, et en le soumettant au contrôle du Parlement européen. Nul besoin de créer de nouvelles institutions ni un nouveau Parlement dont on avoue ne pas saisir très bien la relation avec celui déjà existant. Cette prolifération des institutions n’est pas sans évoquer certains souvenirs. On se souvient du mot de Georges Clémenceau, lors de débats sous la troisième république : « quand je veux enterrer un problème, je créé une commission ». Il s’applique à merveille à l’idée de François Hollande. Donc, si on voulait soumettre l’Eurogroupe à un contrôle démocratique, les représentants des 19 pays de la zone Euro pourraient se réunir en comité restreint et superviser les décisions de l’Eurogroupe, mais aussi de la Banque Centrale Européenne. Il n’est nullement nécessaire d’élire un nouveau Parlement. Reste la question du budget. Et cette question soulève un problème, celui-ci bien réel, mais fort différent de ce que prétend le Président de la République.
Mais quel est ce problème réel ? C’est bien le refus de la part de l’Allemagne de faire fonctionner une « union de transfert » dans le cadre de la zone Euro. Ce refus, on peut le regretter au nom de la « solidarité » qui est évoquée dans cette même lettre, mais on peut aussi le comprendre. Car il convient maintenant de dire qu’une union de transfert impliquerait une ponction budgétaire énorme sur l’Allemagne, calculée entre 8% et 12% du PIB par an. On voit que cela n’a rien à voir avec une « organisation renforcée » et une « avant garde ». C’est un problème très simple, que tout étudiant en licence en économie comprend. Si les régions d’un même pays, en dépit de leurs différences en richesse et en dotation de capital (matériel et humain) peuvent vivre avec la même monnaie, c’est grâce au budget qui transfert massivement des ressources. C’est la situation dans tous les pays, comme on l’a vu aux Etats-Unis, quand certains Etats ont connu des difficultés importantes, mais aussi en Allemagne ou en Inde, pour ne parler ici que des pays fédéraux. Sauf que la zone Euro n’est pas un pays, on le voit dans les différences de cultures politiques, et qu’elle refuse, en particulier dans le traité de l’UEM, la notion d’union de transfert. Dès lors, la seule forme d’ajustement possible passe par ce que l’on appelle des « dévaluations internes », autrement dit des politiques extrêmement récessives. Evoquer un « gouvernement de la zone Euro » sans aborder la question des transferts n’est donc pas honnête.

La raison d’un hors-sujet

Alors, pourquoi parler de « démocratie » quand il est évident que le problème primordial est celui des transferts ? Si le président de la République était un étudiant, on dirait qu’il est hors-sujet. Mais, François Hollande n’est pas stupide, contrairement à ce que d’aucuns croient. Il a parfaitement compris les conséquences désastreuses de l’accord, ou plus exactement du diktat, même Strauss-Kahn utilise ce terme, imposé à la Grèce. Il en voit surtout les conséquences politiques. Et, en politicien qu’il est il pense qu’il faut répondre à un problème politique par une « solution » politique. Sauf, que cette solution est d’une part superfétatoire – si l’on voulait réellement démocratiser la zone Euro cela peut se faire plus simplement autrement par l’institutionnalisation de l’Eurogroupe – et d’autre part ne répond nullement au problème fondamental de la zone Euro. Alors pourquoi a-t-il fait cette proposition ? Très probablement pour faire ce que l’on appelle de « l’enfumage ».
En fait, il prend position pour l’élection présidentielle de 2017 sous couvert de parler d’Europe. Et ceci se voit un peu plus haut dans sa lettre : « Les populistes se sont emparés de ce désenchantement et s’en prennent à l’Europe parce qu’ils ont peur du monde, parce qu’ils veulent revenir aux divisions, aux murs, aux grillages ». Dans cette phrase, il pratique la confusion à grande échelle. Tout d’abord en prétendant que la peur du monde explique le dégout de l’Union européenne. Puis en confondant délibérément Europe et Union européenne. Il est clair que ce sont les abus des institutions de l’UE qui engendrent un rejet aujourd’hui grandissant de l’UE. Et, la manière dont la Grèce a été traitée n’est que l’un de ces abus, mais assurément le plus grave et le plus spectaculaire. Il n’y a nulle « peur du monde ». Mais, il y a un rejet de ce que représentent Mme Merkel, M. Juncker et M. Dijsselbloem. Il entend enfermer les opposant à l’Euro, et les opposants à l’UE dans la cage des rétrogrades. Pourtant, quand on voit comment l’UE fonctionne, et comment la zone Euro est gérée, on peut se demander si les véritables rétrogrades ne sont pas justement Mme Merkel, M. Juncker et M. Dijsselbloem, mais aussi M. François Hollande. Si, le véritable obstacle au mouvement et au progrès n’est pas cette conception particulière des institutions européennes, que nous avons héritée de Jacques Delors, mais aussi de Jean Monnet. Cette vision technocratique et anti-démocratique de l’Europe, fondée sur la négation de la souveraineté, c’est une vision du XIXème siècle, c’est la vision du Congrès de Vienne, alors que nous en sommes au XXIème. En pratiquant toutes ces confusions, en s’abritant derrière ces rideaux de fumées, en s’inventant des ennemis imaginaires, François Hollande est bien entré en campagne électorale. Qu’il l’ait fait alors que ce déroulait ce drame symbolique du viol de la souveraineté grecque montre que s’il n’est pas dénué d’intelligence, son intelligence est étriquée, formatée, sèche, stérile, et dépourvue de ce qui devrait en être la principale qualité : la puissance d’imagination.

Manger français?

Et cela, on le constate dans la seconde déclaration. En effet, si on la prend au pied de la lettre ce n’est même pas une incitation au protectionnisme, mais directement à l’autarcie. Nous ne mangerions que ce que nous produirions. Si l’on veut alors parler de « peur du monde », de « grillages », nous sommes amplement servis. François Hollande aurait pu plaider pour une certaine qualité de nourriture, dire que la viande élevée en France présentait, dans certains cas, plus de garanties, tant sanitaires qu’alimentaires, sur des produits importés. Il aurait pu, au passage, condamner l’importation dans notre pays de ce modèle des usines à viande, comme les « fermes des mille vaches ». Notons, au passage, que cette position, qui est respectable et qui serait digne d’être soutenue, est parfaitement contradictoire avec le Traité Transatlantique, ou TAFTA, qui est actuellement négocié dans la plus parfaite obscurité, par la Commission européenne. François Hollande va-t-il donc appeler à rejeter ce traité, remettre en cause tout le processus européen ? Bien sur que non ; et pour justifier sa position il nous ressortira la grande tirade sur ceux qui «…s’en prennent à l’Europe parce qu’ils ont peur du monde, parce qu’ils veulent revenir aux divisions, aux murs, aux grillages ».
Il y a donc une incohérence profonde dans ce qu’a dit notre Président. Cette incohérence tient à ce qu’une partie du discours est juste : oui, la viande produite en France offre plutôt plus de garanties tant d’un point de vue sanitaire que d’un point de vue gustatif sur la viande produite dans de véritables « usines à viande » aux Etats-Unis ou en Allemagne. La meilleure réponse serait alors d’établir des critères quant aux conditions de production et de taxer, voire d’interdire, toute viande d’importation ne répondant pas à ces critères. Ce n’est plus de l’autarcie mais du protectionnisme, car cela autorise toujours l’importation de viandes moyennant qu’elles soient produites dans des conditions que nous trouvons acceptables. Notons aussi que l’on pourrait se coordonner avec des pays dont les exploitations agricoles sont du même type que le notre pour l’élaboration en commun de labels de qualités (les AOP et AOC) et une organisation du marché (avec des quotas pour le lait) qui permettraient à la fois de garantir un niveau de vie décent aux éleveurs sans les mettre sous perfusion avec des aides, ce que l’on va encore faire, et de maintenir un niveau de qualité adéquat. Cette politique impliquerait une restructuration de la commercialisation et impliquerait la constitution de filières intégrées allant de l’élevage à la commercialisation, sans doute de structures coopératives. Seulement, il faut savoir que tout ceci a été pratiqué et a été démantelé au nom de l’Union européenne et dans une logique dite « de grand marché ».
Entre le libre-échange intégral, qui provoque des désertifications de territoires, des crises alimentaires, qui conduit à accepter une alimentation au goût standardisé, et l’autarcie, il y a une solution, celle d’une maîtrise du marché par un protectionnisme intelligent qui associe dans des circuits courts les producteurs et les consommateurs. Mais, il faut savoir qu’une telle politique est aujourd’hui contradictoire avec les intérêts de certains pays, et certainement contradictoires avec les règles de l’Union européenne.
On mesure alors toute la contradiction révélée par ces deux déclarations quasi-simultanées de François Hollande. Mais, il y a une raison à cette contradiction.

François Hollande en campagne

Il est désormais évident que François Hollande est en campagne pour l’élection présidentielle de 2017. Mais, il n’a ni projet ni programme. Le parti qui est le sien, le parti dit « socialiste », est depuis plusieurs années en état de coma dépassé. Il n’y a plus de réflexion globale en son sein. Tous les courants où une certaine recherche intellectuelle, et quel que soit le jugement que l’on porte sur cette recherche, se faisait jour ont été marginalisés. Confronté à la montée du ressentiment contre les institutions européennes, ressentiment qui aujourd’hui touche des couches très différentes de la population française et qui est amplement justifié par leur mode de fonctionnement, il cherche des échappatoires, qui à enfourcher un fois le cheval de l’européisme le plus absolu, mais aussi le plus incohérent, et l’autre celui d’une revendication autarcique que pourraient reprendre à leur compte les identitaires. En vérité, l’absence de réponse aux problèmes de fond le contraint à ces exercices de styles. Et cela porte un nom en politique. On appelle cette tactique qui consiste à flatter chaque segment de son électorat, quitte à faire des promesses parfaitement contradictoires, et sans s’adresser au peuple tout entier, de la démagogie.
Ainsi, sous le couvert d’un homme politique qui se veut sérieux et responsable, c’est bien le masque du démagogue que l’on trouve. Mais, le démagogue est obligé pour ne pas être démasqué, d’accuser de démagogie ses adversaires. Ainsi, on verra, sans nul doute, fleurir dans le discours de François Hollande d’ici 2017 les accusations de démagogie et de populisme portées contre ses adversaires. Nous savons désormais que ces accusations ne font que refléter la démagogie profonde du projet de François Hollande.
[1] Journal du Dimance, François Hollande, « François Hollande : “Ce qui nous menace, ce n’est pas l’excès d’Europe, mais son insuffisance” », 19 juillet 2015,http://www.lejdd.fr/Politique/Francois-Hollande-Ce-qui-nous-menace-ce-n-est-pas-l-exces-d-Europe-mais-son-insuffisance-742998
SOURCE : 

http://russeurope.hypotheses.org/4136

dimanche 19 juillet 2015

LE CAUCHEMAR DE DARWIN


ZAMBIE , A QUI PROFITE LE CUIVRE

Zambie, à qui profite le cuivre ?
Film documentaire d’Audrey Gallet et Alice Odiot, 2011. « Ce pays devrait être très riche. C’est l’un des plus pauvres du monde… » ou comment la Zambie est dépossédée de ses richesses par les multinationales. Lorsque la Zambie accède à l’indépendance, en 1964, ses dirigeants nationalisent les mines. Le commerce du cuivre permet de financer son développement. Écoles et hôpitaux publics sont construits dans ce pays qui devient l’un des plus prospères d’Afrique. Dix ans plus tard, son PIB se rapproche de celui du Portugal, jusqu’à ce que les cours du cuivre s’effondrent, après le premier choc pétrolier. Pour compenser la baisse des revenus qui en résulte, le FMI et la banque mondiale conseillent à la Zambie d’emprunter. Mais au début des années 80, la réserve fédérale américaine hausse brutalement ses taux d’intérêt. La charge de la dette devient alors insupportable pour la Zambie. Le pays n’obtient de nouveaux crédits qu’en cédant au dictat du FMI qui l’oblige à privatiser ses sociétés d’états. Les services publics sont démantelés et les mines bradées en l’an 2000. Quelques années plus tard, le cours du cuivre est multiplié par 5. Mais les multinationales se sont déjà emparées de toutes les richesses dans le cadre d’accords secrets qui les exonèrent des taxes et de toute responsabilité sociale et environnementale.
Au pillage généralisé des ressources, s’ajoutent les drames humains, comme dans la ville de Mufulira, théâtre du documentaire, où la plus grande fonderie d’Afrique s’élève sur la mine de Mopani. Mopani appartient à une société écran basée dans les Iles vierges britanniques, qui sert de paravent à la multinationale suisse Glencore, leader mondial du commerce des matières premières et fondée par le « patron voyou » Marc Rich, partenaire privilégié de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid ou de l’Iran de Khomeiny mais également organisateur en 2003 de la faillite frauduleuse de la fonderieMétaleurop en France, dont la responsabilité dans la pollution au plomb de la région fut découverte par la suite. Glencore, basée dans le canton Suisse de Zoug, est une championne de l’évasion fiscale avec ses 80 filiales réparties dans le monde entier. Pourtant, en 2005 la BEI, la banque publique de l’Europe, qui gère le fond européen pour le développement, lui accorde un prêt de 48 millions d’euros pour la mine de Mopani ! Le prétexte est la modernisation de la fonderie, la réduction des émissions de dioxyde de soufre et le maintien dans l’emploi des populations locales, mais il s’agit surtout de sécuriser l’approvisionnement en matière première pour l’Europe, face à la concurrence chinoise ou indienne. Pourtant, dans les années qui suivent, le dioxyde de souffre qui s’échappe de la mine de Mopani en quantité 72 fois supérieure aux normes admises (le « centa » comme l’appellent les habitants), continue de ronger les poumons des habitants de Mufulira. En 2008, 800 personnes sont intoxiquées après avoir bu l’eau du robinet. Pas de chance pour eux, les soins de santé étant désormais payants, les dispensaires locaux n’ont que du paracétamol à leur offrir. Le fleuve kafué, qui est la principal réserve d’eau du pays et qui irrigue sa plus grande réserve naturelle avant de se jeter dans le Zambèze est lui aussi menacé par la pollution.
Car le procédé d’exploitation mis en œuvre par des ingénieurs kazakhs ou ukrainiens employés par Glencore, consiste à injecter de l’acide sulfurique dans le gisement pour collecter les métaux. Outre les pollutions qu’il génère, ce procédé permet de se débarrasser de la pauvre main-d’œuvre de Mufulira. 3000 mineurs sont ainsi licenciés en 2009, qui hantent désormais la ville sous la surveillance des vigiles de la société. Pourtant la résistance s’organise. La député européenne Eva Joly demande des comptes à la BEI, Les victimes tentent de faire entendre leurs voix, les ONG portent plainte contre Glencore pour pollution et évasion fiscale, puisqu’il apparait que 700 millions de dollars ont été dissimulés dans les livres de comptes de Mopani.
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Ici, article de RFI de 2015, pour les dernières informations sur ce pays… (je vous recommande de regarder la vidéo avant de lire ce texte)

vendredi 17 juillet 2015

Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garroté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes ; elle est née au sein d’une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l’ordre établi. Elle représente les aspirations qui viennent battre en brèche l’autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer. Émile Henry.

Émile Henry (Barcelone, 26 septembre 1872 – Paris, 21 mai 1894) est un anarchiste français, guillotiné pour avoir commis plusieurs attentats, dont le dernier visait les clients d’un café.
Comme la plupart des anarchistes, Henry était un intellectuel. Mais contrairement à la plupart d’entre eux, il poursuivit ses études. Il fit des études brillantes comme boursier à l’école Jean-Baptiste Say où l’un de ses professeurs le dépeignit comme «un enfant parfait, le plus honnête qu’on puisse rencontrer».
Qui se promène aujourd’hui dans les petites rues en haut du jardin de Belleville verra son attention attirée par une plaque située à l’entrée de la villa Faucheur, rue des Envierges. Sa lecture nous apprend que, ici même, Émile Henry fabriqua la bombe qu’il jeta dans la soirée du 12 février 1894 à l’intérieur du café Terminus, près de la gare Saint- Lazare, à une heure de grande affluence, blessant vingt personnes, dont une mortellement.
L’histoire de ce jeune homme prend la poussière dans les placards de l’histoire, où on a cru préférable de la laisser, et pourtant bien que son acte fut très logiquement répréhensible, sa déclaration, lors de son procès, mérite d’être lue; pourquoi n’aurait-on pas le droit de connaître sa pensée? Pour ses crimes? Pourquoi dans un livre comme le “dictionnaire des assassins et des meurtriers” de François Angelier et Stéphane Bou, trouve-t-on des citations de personnages comme Émile Henry, mais jamais aucune citation de George W. Bush, ni de Tony Blair, ni de Jacques Chirac, ni d’aucun président, aucun général? Pourquoi la violence ne choque-t-elle que lorsqu’elle est du fait d’un simple citoyen? Pourquoi n’est-on pas autant, voir encore plus choqué, d’être dirigé par des marchands d’armes, qui distribuent la mort un peu partout sur le Globe? Je pense que pour toutes ces raisons, il est légitime de ne pas passer l’histoire d’Émile Henry sous silence, de ne pas la laisser disparaître par la trappe de l’histoire.

Pour comprendre le personnage, et son geste, quelques extraits de sa déclaration, lors de son procès le 27 avril 1894 :

Messieurs les jurés,
Vous connaissez les faits dont je suis accusé : l’explosion de la rue des Bons-Enfants qui a tué cinq personnes et déterminé la mort d’une sixième, l’explosion du café Terminus, qui a tué une personne, déterminé la mort d’une seconde et blessé un certain nombre d’autres, enfin six coups de revolver tirés par moi sur ceux qui me poursuivaient après ce dernier attentat.
Les débats vous ont montré que je me reconnais l’auteur responsable de ces actes.
Ce n’est pas une défense que je veux vous présenter. Je ne cherche en aucune façon à me dérober aux représailles de la société que j’ai attaquée. D’ailleurs je ne relève que d’un seul Tribunal, moi-même ; et le verdict de tout autre m’est indifférent. Je veux simplement vous donner l’explication de mes actes et vous dire comment j’ai été amené à les accomplir.
Je suis anarchiste depuis peu de temps. Ce n’est guère que vers le milieu de l’année 1891 que je me suis lancé dans le mouvement révolutionnaire. Auparavant, j’avais vécu dans des milieux totalement imbus de la morale actuelle. J’avais été habitué à respecter et même à aimer les principes de patrie, de famille, d’autorité et de propriété. Mais les éducateurs de la génération actuelle oublient trop fréquemment une chose, c’est que la vie, avec ses luttes et ses déboires, avec ses injustices et ses iniquités, se charge bien, l’indiscrète, de dessiller les yeux des ignorants et de les ouvrir à la réalité.
C’est ce qui m’arriva, comme il arrive à tous. On m’avait dit que cette vie était facile et largement ouverte aux intelligents et aux énergiques, et l’expérience me montra que seuls les cyniques et les rampants peuvent se faire une place au banquet. On m’avait dit que les institutions sociales étaient basées sur la justice et l’égalité, et je ne constatais autour de moi que mensonges et fourberies. Chaque jour m’enlevait une illusion. Partout où j’allais, j’étais témoin des mêmes douleurs chez les uns, des mêmes jouissances chez les autres. Je ne tardais pas à comprendre que les grands mots qu’on m’avait appris à vénérer : honneur, dévouement, devoir, n’étaient qu’un masque voilant les plus honteuses turpitudes. L’usinier qui édifiait une fortune colossale sur le travail de ses ouvriers, qui eux, manquaient de tout, était un monsieur honnête. Le député, le ministre dont les mains étaient toujours ouvertes aux pots-de-vin, étaient dévoués au bien public. L’officier qui expérimentait le fusil nouveau modèle sur des enfants de sept ans avait bien fait son devoir et, en plein Parlement, le président du Conseil lui administrait ses félicitations ! Tout ce que je vis me révolta, et mon esprit s’attacha à la critique de l’organisation sociale. Cette critique a été trop souvent faite pour que je la recommence. Il me suffira de dire que je devins l’ennemi d’une société que je jugeais criminelle.
Un moment attiré par le socialisme, je ne tardai pas à m’éloigner de ce parti. J’avais trop d’amour pour la liberté, trop de respect de l’initiative individuelle, trop de répugnance à l’incorporation pour prendre un numéro dans l’armée matriculée du quatrième Etat.
D’ailleurs je vis qu’au fond le socialisme ne change rien à l’ordre actuel. Il maintient le principe autoritaire, et ce principe, malgré ce qu’en peuvent dire de prétendus libres penseurs, n’est qu’un vieux reste de la foi en une puissance supérieure. Des études scientifiques m’avaient graduellement initié au jeu des forces naturelles. Or j’étais matérialiste et athée ; j’avais compris que l’hypothèse Dieu était écartée par la science moderne, qui n’en avait plus besoin. La morale religieuse et autoritaire, basée sur le faux, devait donc disparaître. Quelle était alors la nouvelle morale en harmonie avec les lois de la nature qui devait régénérer le vieux monde et enfanter une humanité heureuse ?
[…]Dès qu’une idée est mûre, qu’elle a trouvé sa formule, il faut sans plus tarder en trouver sa réalisation. J’étais convaincu que l’organisation actuelle était mauvaise, j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâter sa disparition. J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est laid, où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée. J’ai voulu frapper aussi fort et aussi juste que je le pouvais. Passons donc au premier attentat que j’ai commis, à l’explosion de la rue des Bons-Enfants.
[…]J’ai voulu montrer à la bourgeoisie que désormais il n’y aurait plus pour elle de joies complètes, que ses triomphes insolents seraient troublés, que son veau d’or tremblerait violemment sur son piédestal, jusqu’à la secousse définitive qui le jetterait bas dans la frange et le sang. En même temps j’ai voulu faire comprendre aux mineurs qu’il n’y a qu’une seule catégorie d’hommes, les anarchistes, qui ressentent sincèrement leurs souffrances et qui sont prêts à les venger. Ces hommes-là ne siègent pas au Parlement, comme messieurs Guesde et consorts, mais ils marchent à la guillotine. Je préparais donc une marmite. Un moment, l’accusation que l’on avait lancée à Ravachol me revint en mémoire. Et les victimes innocentes ? Mais je résolus bien vite la question. La maison où se trouvaient les bureaux de la compagnie de Carmaux n’était habitée que par des bourgeois. Il n’y aurait donc pas de victimes innocentes. La bourgeoisie, tout entière, vit de l’exploitation des malheureux, elle doit toute entière expier ses crimes. Aussi, c’est avec la certitude absolue de la légitimité de mon acte que je déposai la marmite devant la porte des bureaux de la société. J’ai expliqué, au cours des débats, comment j’espérais, au cas où mon engin serait découvert avant son explosion, qu’il éclaterait au commissariat de police, atteignant toujours ainsi mes ennemis. Voilà donc les mobiles qui m’ont fait commettre le premier attentat que l’on me reproche.
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Passons au second, celui du café Terminus. J’étais venu à Paris lors de l’affaire Vaillant. J’avais assisté à la répression formidable qui suivit l’attentat du Palais-Bourbon. Je fus témoin des mesures draconiennes prises par le gouvernement contre les anarchistes. De tous côtés on espionnait, on perquisitionnait, on arrêtait. Au hasard des rafles, une foule d’individus était arrachée à leur famille et jetée en prison. Que devenaient les femmes et les enfants de ces camarades pendant leur incarcération ? Nul ne s’en occupait. L’anarchiste n’était plus un homme, c’était une bête fauve que l’on traquait de toutes parts et dont toute la presse bourgeoise, esclave vile de la force, demandait sur tous les tons l’extermination. En même temps, les journaux et les brochures libertaires étaient saisis, le droit de réunion était prohibé. Mieux que cela : lorsqu’on voulait se débarrasser complètement d’un compagnon, un mouchard déposait le soir dans sa chambre un paquet contenant du tanin, disait-il, et le lendemain une perquisition avait lieu, d’après un ordre daté de l’avant-veille. On trouvait une boîte pleine de poudres suspectes, le camarade passait en jugement et récoltait 3 ans de prison. Demandez donc si cela n’est pas vrai au misérable indicateur qui s’introduisit chez le compagnon Mérigeault ? Mais tous ces procédés étaient bons. Ils frappaient un ennemi dont on avait eu peur, et ceux qui avaient tremblé voulaient se montrer courageux. Comme couronnement à cette croisade contre les hérétiques, n’entendit-on pas M. Raynal, ministre de l’Intérieur, déclarer à la tribune de la Chambre que les mesures prises par le gouvernement avaient eu un bon résultat, qu’elles avaient jeté la terreur dans le camp anarchiste. Ce n’était pas encore assez. On avait condamné à mort un homme qui n’avait tué personne, il fallait paraître courageux jusqu’au bout : on le guillotine un beau matin. Mais, messieurs les bourgeois, vous aviez un peu trop compté sans votre hôte. Vous aviez arrêté des centaines d’individus, vous aviez violé bien des domiciles ; mais il y avait encore hors de vos prisons des hommes que vous ignoriez, qui, dans l’ombre, assistaient à votre chasse à l’anarchiste et qui n’attendaient que le bon moment pour, à leur tour, chasser les chasseurs. Les paroles de M. Raynal étaient un défi jeté aux anarchistes. Le gant a été relevé. La bombe du café Terminus est la réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse d’étrangers, à vos guillotinades. Mais pourquoi, direz-vous, aller s’attaquer à des consommateurs paisibles, qui écoutent de la musique et qui, peut-être, ne sont ni magistrats, ni députés, ni fonctionnaires ? Pourquoi ? C’est bien simple. La bourgeoisie n’a fait qu’un bloc des anarchistes. Un seul homme, Vaillant, avait lancé une bombe ; les neuf dixièmes des compagnons ne le connaissaient même pas. Cela n’y fit rien. On persécuta en masse. Tout ce qui avait quelque relation anarchiste fut traqué. Eh bien ! Puisque vous rendez ainsi tout un parti responsable des actes d’un seul homme, et que vous frappez en bloc, nous aussi, nous frappons en bloc. Devons-nous seulement nous attaquer aux députés qui font les lois contre nous, aux magistrats qui appliquent ces lois, aux policiers qui nous arrêtent ? Je ne pense pas. Tous les hommes ne sont que des instruments n’agissant pas en leur propre nom, leurs fonctions ont été instituées par la bourgeoisie pour sa défense ; ils ne sont pas plus coupables que les autres. Les bons bourgeois qui, sans être revêtus d’aucunes fonctions, touchent cependant les coupons de leurs obligations, qui vivent oisifs des bénéfices produits par le travail des ouvriers, ceux-là aussi doivent avoir leur part de représailles. Et non seulement eux, mais encore tous ceux qui sont satisfaits de l’ordre actuel, qui applaudissent aux actes du gouvernement et se font ses complices, ces employés à 300 et à 500 francs par mois qui haïssent le peuple plus encore que le gros bourgeois, cette masse bête et prétentieuse qui se range toujours du côté du plus fort, clientèle ordinaire du Terminus et autres grands cafés. Voilà pourquoi j’ai frappé dans le tas, sans choisir mes victimes. Il faut que la bourgeoisie comprenne que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances ; ils montrent les dents et frappent d’autant plus brutalement qu’on a été brutal avec eux. Ce n’est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies de traiter les autres d’assassins. Ils n’épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu’ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes innocentes que ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d’anémie, parce que le pain est rare à la maison ; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s’épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer ; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l’hôpital quand leurs forces sont exténuées ? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes.
Certes, je ne m’illusionne pas. Je sais que mes actes ne seront pas encore bien compris des foules insuffisamment préparées. Même parmi les ouvriers, pour lesquels j’ai lutté, beaucoup, égarés par vos journaux, me croient leur ennemi. Mais cela m’importe peu. Je ne me soucie du jugement de personne. Je n’ignore pas non plus qu’il existe des individus se disant Anarchistes qui s’empressent de réprouver toute solidarité avec les propagandistes par le fait. Ils essayent d’établir une distinction subtile entre les théoriciens et les terroristes. Trop lâches pour risquer leur vie, ils renient ceux qui agissent. Mais l’influence qu’ils prétendent avoir sur le mouvement révolutionnaire est nulle. Aujourd’hui, le champ est à l’action, sans faiblesse, et sans reculade. Alexandre Herzen, le révolutionnaire russe, l’a dit : « De deux choses l’une, ou justicier et marcher en avant ou gracier et trébucher à moitié route. » Nous ne voulons ni gracier ni trébucher, et nous marcherons toujours en avant jusqu’à ce que la révolution, but de nos efforts, vienne enfin couronner notre œuvre en faisant le monde libre. Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort, nous saurons la subir.
Aussi, c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez ; d’autres tomberont encore, car les meurt-de-faim commencent à connaître le chemin de vos grands cafés et de vos grands restaurants Terminus et Foyot. Vous ajouterez d’autres noms à la liste sanglante de nos morts.
Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garroté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes ; elle est née au sein d’une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l’ordre établi. Elle représente les aspirations qui viennent battre en brèche l’autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer.
Émile Henry.

Condamné à mort, Henry fut exécuté le 21 mai 1894, place de la Roquette, à 4h14. Il avait vingt-deux ans.

COMMENT TOUT PEUT S'EFFRONDER


jeudi 9 juillet 2015

LE CREPUSCULE D'UNE EPOQUE



SOURCE /
http://blog.mondediplo.net/2015-07-07-Le-crepuscule-d-une-epoque


C’est une photo comme il y en a des milliers, certaines sympathiques, d’autres grotesques : un selfie. Deux ahuris font un selfie, regards béats et satisfaits. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Ils sont visiblement très contents de leur coup, « on va le mettre sur Twitter pour les faire chier ». Arnaud Leparmentier et Jean Quatremer. On est jeudi 2 juillet, jour de manifestation de solidarité avec le peuple grec. Il y a une légende à la photo : « Ça va Bastille ? Nous on est rive gauche ».
En fait, oui, ça va, pas mal même. Et vous ?
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Une victoire électorale, fut-elle massive, n’a par soi aucun vrai pouvoir de dessillement du camp d’en face, ni d’endiguement des contre-vérités. On n’attendra donc pas des deux ahuris au selfie qu’ils renoncent à leurs scies préférées : « les contribuables européens ne veulent pas payer pour les fonctionnaires grecs » ; « et si la Grèce fait défaut, ce sont les retraités slovaques et allemands qui paieront pour eux » — soit le bon sens à front de bœuf.
Les contribuables européens ne payent pas pour les fonctionnaires grecs. Ils payent pour les épargnants européens. Car c’est une tuyauterie financière désormais entièrement circulaire qui prête aux Grecs pour qu’ils remboursent les créanciers — de ces euros-là qui circulent sous leur nez, les Grecs ne voient pas la couleur. Les contribuables européens ont d’abord payé pour la reprise publique des titres grecs détenus par les banques privées — un grand classique. Maintenant ils payent directement pour eux-mêmes — enfin certains pour d’autres. On progresse…
Voir aussi « Comment sauver vraiment la Grèce »,Le Monde diplomatique, juillet 2015, en kiosques.Ils payent surtout en conséquence une des plus colossales erreurs de politique économique de l’histoire, inscrite il est vrai dans les traités européens et engendrée de leur fonctionnement quasi-automatique : forcer le retour vers les 3 %-60 % en pleine récession, a conduit à la destruction d’une économie, ni plus ni moins : 25 % de PIB en moins, 25 % de taux de chômage, tout le monde connaît ces chiffres qui sont désormais entrés dans l’histoire. Le plus étonnant, mais en réalité c’est un signe d’époque, c’est l’incapacité de ces données pourtant massives, données d’une faillite intellectuelle écrasante, à désarmer l’acharnement et déclencher le moindre processus cognitif de révision. Leparmentier et Quatremer continueront donc soit de soutenir que les traités n’y sont pour rien, soit de maintenir qu’il s’agissait de la seule politique possible, soit d’assurer que pour notre bonheur ça n’était pas seulement la seule possible mais la meilleure. Soit de regarder ailleurs — les fonctionnaires grecs. Autisme et quasi-racisme (car il faut voir ce que depuis 2010 ces deux-là auront déversé sur « le Grec »). Bellicisme aussi d’une certaine manière, pour ceux qui n’ont que « l’Europe de la paix » à la bouche mais s’acharnent à jeter les uns contre les autres Grecs et « Européens » (les autres) — « contribuables européens » contre « fonctionnaires grecs », ou quand l’aveuglement idéologique n’hésite plus à répandre la discorde pour se donner libre cours : si le contribuable européen veut obtenir justice, qu’il la réclame au fonctionnaire grec. Eh bien non : si le contribuable européen veut obtenir justice, qu’il la réclame à ses gouvernants qui, « en son nom », ont pris la décision éclairée de le charger pour sauver les banques, et puis de charger la Grèce en s’adonnant à la passion macroéconomique des traités.
En matière de passions, Leparmentier et Quatremer n’ont pas que celle des contribuables : celle des retraités aussi (pourvu qu’ils ne soient pas grecs).« Qu’est-ce que vous dites aux retraités de Bavière si la Grèce ne rembourse pas ? » demande Leparmentier à Piketty qui répond à base de grande conférence sur la dette en Europe [1]. On pourrait répondre aussi que si les Bavarois avaient une retraite entièrement par répartition, cette question n’aurait même pas lieu d’être. On pourrait répondre que c’est bien ce qui arrive quand depuis des décennies on fait le choix de faire passer le financement de toutes les activités sociales — retraites, études universitaires, bientôt santé, etc. — par les marchés de capitaux, ce fléau voué à toutes les catastrophes. Et que, là encore, ça n’est pas « aux Grecs », mais à tous les gouvernants qui ont pris ce parti de la financiarisation qu’il faut s’adresser. Ou bien accepter que la retraite confiée aux marchés, ça fait… comme les marchés : ça va, ça vient, un mauvais investissement et c’est le bouillon. On pourrait d’ailleurs, et enfin, répondre qu’on n’a pas le souvenir d’avoir vu Leparmentier prendre fait et cause pour les retraités de la capitalisation lorsque les marchés d’actions se sont effondrés au début des années 2000, et toute la finance dans un bel ensemble en 2007-2008, au passage pour des pertes autrement considérables que celles qui suivraient d’un défaut grec — mais il est vrai qu’il n’y avait alors ni fonctionnaires grecs ni gouvernement de gauche à incriminer.
***
Et maintenant que peut-il se passer ? L’« alternative de la table » est-elle dépassée si peu que ce soit ?
De 2005 à 2015, si l’on fait bien les comptes, on jouit une fois tous les dix ans. C’est bon à proportion de ce que c’est rare — avouons les choses, imaginer la tête des ahuris au selfie (et de tous leurs semblables) est spécialement délectable. Mais tout ceci n’implique pas de céder complètement à l’ivresse. Il n’y a rien de significatif à gagner dans la négociation avec la troïka. Le scénario le plus avantageux est donc celui d’une reprise de négociation d’où sortiront quelques concessions de second ordre — diminution de la décimale du surplus primaire exigé, licence laissée au gouvernement grec d’organiser l’ajustement budgétaire comme il l’entend (et non sous la menue dictée de la troïka), promesse éventuelle d’une discussion sur la restructuration de la dette (en étant vraiment très optimiste).
C’est qu’il y a des raisons sérieuses à ce que rien de plus ne puisse être obtenu. On les connaît. L’Allemagne en fait partie. Qu’entre Sigmar Gabriel et Martin Schulz, la réaction du Parti social démocrate (SPD) ait été encore plus violente que celle d’Angela Merkel pourrait peut-être finir par faire apercevoir de quoi il y va vraiment dans la position allemande. Les principes d’orthodoxie dont l’Allemagne a exigé l’inscription dans les traités sont l’expression d’une croyance monétaire transpartisane et pour ainsi dire métapolitique – en amont des différenciations politiques. Elle n’est pas une affaire d’« idéologie politique » au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire de quelque chose qui ouvrirait la perspective d’un retournement possible à échéance électorale, mais une construction symbolique de longue période qui donne leur cadre commun aux alternances.
C’est dire combien la thèse de l’« Allemagne de Merkel », cette argutie de raccroc pour tous les Bernard Guetta, faux appel à la patience d’une future « Europe social-démocrate » [2] quand le débris qu’est la social-démocratie européenne est entièrement passé à droite, c’est dire combien cette thèse était promise — par bêtise ou par cécité volontaire ? — à ne rien comprendre à ce qui se passe en Europe, et surtout à ce qui ne pourra jamais s’y passer, en tout cas dans sa configuration actuelle.
Ce qui ne pourra jamais s’y passer c’est qu’un pays, qui plus est du Sud, prétende s’être soustrait aux principes — le thème récurrent de tout le commentaire allemand sur la Grèce, c’est la règle enfreinte. Que cette règle ne convienne qu’à l’Allemagne, qu’elle soit la sienne même, que partout ailleurs ou presque son application forcenée ait tourné à l’un des plus grands désastres économiques de l’histoire européenne, rien de ceci ne produira le moindre bougé — et jusque dans les autres pays, notamment la France, en état de stupéfaction fusionnelle avec l’Allemagne, hommes politiques pour qui le « couple franco-allemand » est devenu un intouchable fétiche auquel tout sera aveuglément sacrifié, experts ressassant le catéchisme ordolibéral (dont même les économistes américains se tapent sur les cuisses qu’on puisse être bête à ce point de le prendre au sérieux), éditorialisme du gramophone.
C’est bien ici en tout cas que s’avèrera la malfaçon européenne. Le peuple allemand vit à sa manière la chose monétaire. C’est son droit le plus absolu. Mais il a choisi d’imposer sa manière à tous les autres. Et les problèmes ne pouvaient qu’apparaître. Après cinq ans d’épuisement, et même de persécution économique, le peuple grec vient de dire que cette manière, il n’en voulait plus. Ce sera donc manière contre manière, et voilà pourquoi l’« alternative de la table » se trouve reconduite à l’identique — aux concessions cosmétiques près dont on fait les communiqués de victoire des deux bords.
Voir le dossier « L’Allemagne, puissance sans désir », Le Monde diplomatique, mai 2015.Il ne faut pas douter en effet de la réponse que donnerait l’électorat allemand s’il était consulté, sans doute d’autres avec lui, mais lui tout spécialement. Au lendemain du « non » grec, les incompatibilités européennes sont maintenant aiguisées à un point qui réduit à très peu l’espace des compromis, et ne permet plus du tout d’exclure par exemple que le Parlement allemand, écrasante majorité sociale réunie derrière lui, rejette tout nouvel accord de l’Eurogroupe. Le référendum de Tsipras avait évidemment (aussi) à voir avec la préservation de sa coalition. Le refus de Merkel procédera des mêmes mobiles – auxquels il n’y a pas grand-chose à redire : à un certain moment les hommes politiques sont rappelés aux nécessités de leur politique nationale, celle qui les a mis là où ils sont.
Comme toujours la chasse aux lièvres sera ouverte et l’on verra le commentaire se précipiter avec passion sur toutes les fausses pistes : l’irresponsabilité des uns, l’égoïsme des autres, le défaut de solidarité de tous. Soit le fléau du moralisme. Car le moralisme est bien cette pensée indigente qui rapporte tout aux qualités morales des acteurs sans jamais voir ni les structures ni les rapports : rapports de force, de convenance ou de disconvenance, de compatibilité et de viabilité. On ne compose une totalité collective viable que si l’on met ensemble des parties qui entretiennent entre elles des rapports de compatibilité minimale. Et si cette compatibilité tombe sous un certain seuil critique, alors la totalité — tautologiquement — court à la décomposition. Le rapport entre la croyance monétaire allemande et les blocs d’affects de certains autres peuples européens est en train d’atteindre ce seuil. L’incompatibilité, restée masquée tant qu’un environnement macroéconomique pas trop défavorable permettait de tenir à peu près les objectifs, était vouée à devenir criante au premier point de crise sérieuse. Depuis 2009, nous y sommes.
Le droit des Allemands de ne pas vouloir voir enfreintes les règles auxquelles ils tiennent par-dessus tout est finalement aussi légitime que celui des Grecs à ne pas être précipités aux tréfonds de la misère quand on les leur applique. C’est donc d’avoir imaginé faire tenir ensemble durablement ces deux droits sans penser aux conditions où ils pourraient devenir violemment antagonistes qui était une mauvaise idée. Ou alors il faut disposer des institutions qui rendent un peu plus compatibles les incompatibles, par exemple une union de transfert, sous la forme d’une (très significative) assurance-chômage européenne — le rapiéçage minimal quand, par ailleurs, tant de lourds problèmes demeureraient. Ceci en tout cas n’a rien d’une question de morale, c’est une question de structures, capables ou non d’accommoder des forces politiques centrifuges au sein d’un ensemble mal construit, et menacé d’une perte complète de viabilité pour n’avoir pensé aucune régulation de la divergence. Si l’Allemagne ne veut pas entendre parler d’annulation d’une (part de) dette qui ne peut qu’être annulée, il s’en suivra logiquement l’éclatement de la zone euro.
Et par tous les bouts. Car il ne faut pas s’y tromper : si d’aventure il se formait une coalition d’Etats-membres pour soutenir cette annulation, et plus généralement une réforme d’ampleur des principes monétaires de la zone, c’est l’Allemagne, éventuellement accompagnée de quelques semblables, qui menacerait de prendre le large, au nom de la défense de ses irréfragables principes — Gerxit et non Grexit, l’hypothèse constamment oubliée.
***
Il ne faut donc pas se tromper dans l’appréciation de la portée de l’événementoχi. Il est des plus que douteux que le gouvernement Syriza obtienne davantage que des concessions marginales — dont il lui appartiendra de faire comme il peut une présentation triomphale… Mais ça n’est pas ainsi qu’il faut juger de l’événement, car c’est un ébranlement d’une tout autre sorte qui s’est produit dimanche 5 juillet. L’ébranlement d’un peuple entier entré en rébellion contre les institutions européennes. Et l’annonce d’un crépuscule — donc aussi d’une aube à venir.
Ce qui s’est trouvé enfin condamné et appelé à l’effacement historique sous cette poussée d’un peuple, c’est une époque et ses hommes. Nous allons enfin entrer dans l’agonie de l’économicisme, cette dégénérescence de la politique, une vocation à la non-politique qui, comme de juste, ne cesse pas de faire de la politique — de même que la « fin des idéologies » est le dernier degré de l’idéologie —, mais de la pire des façons, au tréfonds d’un mélange de mensonge et d’inconscience. Seuls de grands cyniques étaient capables de voir que le règne gestionnaire, la réduction économiciste de tout, qui se targuent de préférer l’administration des choses au gouvernement des hommes, comme l’auront répété en boucle tout ce que le néolibéralisme a compté d’idiots utiles, seuls de grands cyniques, donc, étaient capables de voir qu’il y avait dans cette profession de foi anti-politique la plus sournoise des politiques.
Quitte à être du mauvais côté de la domination, il faut regretter qu’il n’y ait pas plus de cyniques. Eux au moins réfléchissent et ne se racontent pas d’histoires — ni à nous. On leur doit l’estime d’une forme d’intelligence. Mais quand les cyniques manquent ce sont les imbéciles qui prolifèrent. Le néolibéralisme aura été leur triomphe : ils ont été partout. Et d’abord au sommet. Une génération d’hommes politiques non-politiques. Le pouvoir à une génération d’imbéciles, incapables de penser, et bien sûr de faire de la politique. Le gouvernement par les ratios est le seul horizon de leur politique. On comprend mieux le fétichisme numérologique qui s’est emparé de toute la construction européenne sous leur conduite éclairée : 3 % [3], 60 %, 2 %. Voilà le résumé de « l’Europe ». On comprend que ces gens soient réduits à la perplexité d’une poule devant un démonte-pneu quand survient quelque chose de vraiment politique — un référendum par exemple. La perplexité et la panique en fait : la résurgence des forces déniées est un insupportable retour du refoulé. Qu’il y ait des passions politiques, que la politique soit affaire de passions, cela n’était pas prévu dans le tableur à ratios. Aussi observent-ils, interdits, les événements vraiment politiques : la quasi-sécession écossaise, les menaces équivalentes de la Flandre ou de la Catalogne — le sursaut grec, évidemment. Le choc de l’étrangeté est d’ailleurs tellement violent qu’ils s’efforcent spontanément de le recouvrir. Comme la guerre de Troie, les référendums n’ont pas eu lieu.
En une tragique prédestination à l’échec, c’est à cette génération qu’a été remise la construction européenne. On lui aura dû cette performance, appelée à entrer dans l’histoire, d’une monnaie unique sans construction politique — catastrophe intellectuelle typique de l’économicisme qui croit à la souveraineté de l’économie, et pense que les choses économiques tiennent d’elles-mêmes. Même leur réveil tardif, et brutal, est aussi pathétique que le sommeil épais d’où il les tire : « il faut une Europe politique ! » Mais le pyjama est de travers, le cheveu en bataille et les idées encore un peu grumeleuses. C’est qu’il ne suffit pas d’en appeler à une Europe politique pour qu’ipso facto elle advienne. La formation des communautés politiques n’est pas un jeu de Meccano. Comment fait-on vivre ensemble des idiosyncrasies hétérogènes ? Par quelles formes institutionnelles peut-on espérer réduire leurs incompatibilités ex ante ? Quelles sont les contraintes d’une économie générale de la souveraineté ? Quelles sont les conditions de possibilité d’acceptation de la loi de la majorité ? Sont-elles nécessairement remplies ? Et dans le cas présent ? Tiens, on va aller poser toutes ces questions à Michel Sapin.
Lire « Un peuple européen est-il possible ? », Le Monde diplomatique, avril 2014.Comme un symptôme du degré ultime de soumission à l’ordre des choses qu’aura incarné la « social-démocratie », c’est en effet au Parti socialiste qu’on trouve les plus beaux spécimens de la catastrophe : Sapin donc, mais aussi Macron, Valls, Moscovici, et bien sûr, primus inter pares, Hollande. Les figures ahuries du gouvernement des ratios et, en temps de grande crise, les poules dans une forêt de démonte-pneu. Un cauchemar de poules. Il faut les regarder tourner ces pauvres bêtes, désorientées, hagardes et incomprenantes, au sens étymologique du terme stupides. Tout leur échappe. D’abord il y a belle lurette que les ratios ont explosé à dache, mais la vague angoisse qui les gagne leur fait bien sentir que c’est plus grave que ça : ça pourrait ne plus être une affaire de ratios… La pensée par ratios risque de ne plus suffire. Il faudrait refaire « cette chose… » : de la politique. « Mais comment faire ? Nous ne savons pas ».
On le sait qu’ils ne savent pas. Le pire, d’ailleurs, c’est quand ils font comme s’ils savaient. Qu’ils s’essayent à la « vision ». « Il faut que les jeunes Français aient envie de devenir milliardaires », voilà la pensée des ratios dans son effort de « prendre de la hauteur ». Les ratios en hauteur, ça donne ça : la vision civilisationnelle d’Emmanuel Macron. Voici les gens que nous mandatons pour nous conduire. Mais où peuvent-ils nous emmener si ce n’est au désastre — civilisationnel, précisément ? Comment imaginer que l’Europe à tête de bulot ait pu aller ailleurs qu’au naufrage ? Quelqu’un depuis vingt ans a-t-il éprouvé le moindre tremblement à un discours européiste ? Senti le moindre souffle ? Peut-on composer une épopée autre que grotesque lorsqu’on met bout à bout les odes à l’Europe sociale d’Elisabeth Guigou et de Martine Aubry, les bafouillements de Jacques Delors, les chuintements de Jean-Claude Juncker, les hystéries de Cohn-Bendit, les commercialismes de Lamy, les fulgurances charismatiques de Moscovici, et tant d’autres remarquables contributions à la chronique d’un désastre annoncé ? La vérité est qu’il suffisait de les écouter, ou plutôt de tendre l’oreille, en fait de percevoir l’absence de toute vibration, pour se pénétrer de la certitude de l’échec : une entreprise historique conduite par des gens de cette étoffe ne pouvait qu’échouer.
Il ne faut pas faire acception de cas singuliers : c’est bien une génération entière qui est en cause. La génération du néolibéralisme. Les autres pays ont les leurs, les mêmes : Barroso, Renzi, Monti, Zapatero, Verhofstadt, etc., tous ont été formés dans la même matrice, la matrice d’une époque. Comment l’économicisme néolibéral qui est une gigantesque dénégation du politique ne pouvait-il pas engendrer sa génération d’hommes politiques ignorants de la politique ? « Abandonnez ces sottises, regardez les ratios, ils ne sont ni de droite ni de gauche », on ne compte plus les décérébrés qui, répétant cet adage, auront cru s’affranchir de la politique, en faisant la pire des politiques : la politique qui s’ignore.
Et ceux-là auront été partout, pas seulement sous les lambris. Car c’est tout un bloc hégémonique qui aura communié dans la même éclipse. A commencer par ses intellectuels organiques, si vraiment on peut les appeler des intellectuels puisque, de même qu’il a fait dégénérer les hommes politiques, le néolibéralisme n’a produit que des formes dégénérées d’intellectuels : les experts. Et forcément : l’économicisme néolibéral ne pouvait se donner d’autres « intellectuels » que des économistes. Les dits think tanks auront été la fabrique de l’intellectuel devenu ingénieur-système. A la République des Idéesc’était même un projet : en finir avec les pitres à chemise échancrée, désormais le sérieux des chiffres — la branche universitaire de la pensée des ratios.
Et derrière eux toute la cohorte des perruches — les journalistes. Fascinés par le pseudo-savoir économique auquel ils n’ont aucun accès de première main, ils ont gravement répété la nécessité de commandements économiques auxquels ils ne comprennent rien — de la même manière, on peut le parier, que, têtes vides, ils se la laisseront remplir par le nouvel air du temps et soutiendront exactement l’inverse dès que les vents auront tourné.
Il faut déjà les imaginer perturbés et angoissés par le conflit renaissant des autorités, comme des enfants devant la dispute des parents. Car on entend des économistes dissonants — si ce ne sont que des hétérodoxes, ça n’est pas trop grave. Mais il y a aussi ces prix Nobel qui disent autre chose — c’est tout de même plus sérieux. Pire encore, de l’intérieur même de la curie, du dissensus se fait entendre : des économistes du FMI suggèrent mezza voce qu’il aurait pu y avoir quelques erreurs… du FMI, une sombre histoire de multiplicateur [4], mais on comprend bien que l’édifice doctrinal n’était pas, comme on le croyait, en marbre de Carrare. Que le monde ait été plongé en plein chaos en 2008, que des pays européens se tapent des descentes façon Grande Dépression années trente, non, cela ne pouvait avoir aucun effet sur les perruches, tant que la volière restait bien arrimée : ouvrir les yeux pour s’interroger ne sert à rien puisqu’il suffit d’écouter les réponses qui font autorité. Mais quand l’autorité commence à se craqueler, et que le clou menace de céder ?…
Pour l’heure il tient encore. On dépayse la volière et les perruches prennent le chemin d’Aix-en-Provence, où l’on va se réchauffer, et se rassurer, entre soi. On reviendra dûment regonflé en répétant les éléments de langage avec d’autant plus de conviction qu’ils ne sont pas reçus comme des éléments de langage mais comme des évidences qui parlent d’elles-mêmes : réforme, ne-pas-dépenser-plus-qu’on-ne-gagne (enfin-c’est-élémentaire), la-dette-qu’on-va-laisser-à-nos-enfants. Et puis pour les plus doués, ceux qui sont en classe supérieure : archéo-keynésianisme. C’est Emmanuel Macron qui le dit, et comme nous l’avons vu, c’est quelqu’un. Evidemment la perruche ignore cette phrase de Keynes, à qui ce serait faire insulte que de le mettre en simple comparaison avec Macron, cette phrase qui dit qu’il n’est pas de dirigeant politique qui ne soit l’esclave qui s’ignore d’un économiste du passé. C’est peu dire que Macron fait partie de ces esclaves inconscients et ravis. Et pour cause : il ne connaît même pas son maître. On va le lui indiquer. Son maître s’appelle Pigou. Une espèce d’Aghion de l’époque qui a si bien plaidé la cause de l’ajustement par les marchés que Hoover, Brünning et Laval ont dans un bel ensemble précipité leurs économies dans l’effondrement de la Grande Dépression. Emmanuel Macron, qui a appris à l’ENA l’économie dans la même version que son président l’histoire — pour les Nuls — ronronne de contentement en s’entendant dire« archéo-keynesien ». Et les perruches caquètent de joie tout autour. Le problème c’est qu’il est, lui, paléo-libéral. Et qu’il ajoute son nom à la série historique des années trente.
Et puis il y a l’élite : les twittos à selfie. Même au milieu des ruines fumantes de l’Europe effondrée, eux ne lâcheront rien : ce sera toujours la faute à autre chose, les Grecs feignants, les rouges-bruns, la bêtise des peuples, l’erreur, quand même il faut le dire, de trop de démocratie. Mais tous les systèmes ont leurs irréductibles acharnés et leurs obturés du jusqu’au bout.
Têtes politiques en gélatine, experts de service, journalisme dominant décérébré, voilà le cortège des importants qui aura fait une époque. Et dont les réalisations historiques, spécialement celle de l’Europe, seront offertes à l’appréciation des temps futurs. Il se pourrait que ce soit cette époque à laquelle le référendum grec aura porté un coup fatal. Comme on sait, il faut un moment entre le coup de hache décisif et le fracas de l’arbre qui s’abat. Mais toutes les fibres commencent déjà à craquer. Maintenant il faut pousser, pousser c’est-à-dire refaire de la politique intensément puisque c’est la chose dont ils ignorent tout et que c’est par elle qu’on les renversera.
L’histoire nous livre un enseignement précieux : c’est qu’elle a des poubelles. Il y a des poubelles de l’histoire. Et c’est bien. On y met les époques faillies, les générations calamiteuses, les élites insuffisantes, bref les encombrants à oublier. Alors tous ensemble, voilà ce qu’il faudrait que nous fassions : faire la tournée des rebuts, remplir la benne, et prendre le chemin de la décharge.

L'OURS ET LE DRAGON

source : http://chroniquesdugrandjeu.over-blog.com/tag/russie/





L'ours et le dragon

Le meilleur symbole de l’échec américain en Eurasie est sans doute le tectonique rapprochement, presque la symbiose, entre la Russie et la Chine ces dernières années. Que d’eau a coulé sous les ponts depuis 1960 et la rupture sino-soviétique.
Petit retour en arrière…
Les années 50 ont représenté une décennie noire pour les stratèges américains. Après la prise du pouvoir par Mao en 1949, le cauchemar de MacKinder et Spykman se réalisait : un bloc (communiste) eurasiatique uni, comprenant URSS et Chine et allant de la Baltique au Pacifique.
Bloc sino-soviétique, années 50
Bloc sino-soviétique, années 50
Washington mit en place un réseau d’alliances militaires le long du Rimland - OTAN (Europe et Turquie), Pacte de Bagdad ou CENTO (Moyen-Orient et Pakistan), OTASE (Asie du Sud-est) – pour enserrer et contenir le Heartland en crue. L’on imagine avec quel soulagement les Etats-Unis accueillirent la rupture sino-soviétique de 1960. La mort de Staline et la déstalinisation, bref l’adoucissement de l’URSS, avaient rendu les Chinois furieux. Après quelques années d’hésitations, et suivant leur habitude de la politique du pire, les Etats-Unis choisirent… la Chine maoïste !
Visite de Nixon à Pékin en 1972, dégel des relations dans les années suivantes, soutien aux alliés de la Chine dont - ô tâche indélébile sur la diplomatie US - les Khmers rouges de Pol Pot au Cambodge. Laissons la parole à Kissinger : « Dites bien aux Khmers rouges que nous serons amis avec eux. Ce sont d’horribles meurtriers mais ça ne sera pas un obstacle entre nous. Dites-leur que nous sommes prêts à améliorer nos relations avec eux » (archives des minutes des conversations entre Kissinger et son homologue thaïlandais le 26 novembre 1975 :http://www.yale.edu/cgp/us.html). Dans la foulée de la rupture sino-soviétique, les communistes du Sud-est asiatique s’étaient en effet eux aussi divisés. Les communistes vietnamiens, vainqueurs des Américains, étaient favorables à l’URSS, les Khmers rouges à la Chine. Ces derniers ont, de 1975 à 1978, exterminé le tiers de la population cambodgienne et perpétré de nombreuses attaques en territoire vietnamien, sous le regard bienveillant des Etats-Unis qui tentaient ainsi de contenir et de harceler leurs vainqueurs par le biais de Pol Pot.
Le 1er janvier 1979, Washington reconnaît le gouvernement de Pékin comme le seul gouvernement légal de la Chine. Pendant ce temps, excédés par les attaques, les Vietnamiens finissent par envahir le Cambodge et mettent la pâtée aux Khmers rouges. Ce qui entraîne la réaction de Pékin qui entre en guerre contre le Vietnam : 200 000 soldats chinois traversent la frontière, avec l’assentiment des Etats-Unis.
Si les Américains ont soutenu la pire branche du communisme d’alors, la Chine maoïste et ses alliés, ce n’est certes pas par amour idéologique mais pour mieux diviser l’Eurasie et isoler le fameux "pivot du monde", l’URSS à l’époque.
Qu’en est-il trente ans après ? MacKinder et Spykman doivent se retourner dans leur tombe…
  • Juin 2013 : plus grand contrat pétrolier jamais signé entre le russe Rosneft et le chinois CNPC (270 Mds)
  • Mars 2014 : vente de S-400 russes (le système de défense anti-missiles le plus performant de la planète) à la Chine.
  • Mai 2014 : deal du siècle portant sur la fourniture de gaz russe à Pékin pour la somme astronomique de 400 Mds (le plus gros contrat de l’histoire de l’humanité !). Début de la construction du pharaonique gazoduc Force de Sibérie en septembre.
  • Le même mois : exercices navals sino-russes en Mer de Chine orientale (une première entre ces deux pays).
  • Le même mois : promesse de la Chine d’investir en Crimée (soutien indirect à la position russe en Ukraine).
  • Juillet 2014 : discussions entre les banques centrales russe et chinoise pour établir un système de paiement rouble-yuan n'utilisant plus le dollar.
  • Août 2014 : forte augmentation du commerce agricole entre les deux pays pour contrer le régime de sanctions/contre-sanctions entre la Russie et l’Europe.
  • Novembre 2014 : nouveau contrat colossal pour la fourniture de gaz sibérien à la Chine via la route ouest (projet Altaï).
  • Janvier 2015 : décision de construire une ligne à grande vitesse de 7 000 km reliant Pékin à Moscou en 30 heures (projet d’infrastructure le plus cher de l’histoire : 240 Mds).
  • Mars 2015 : soutien officiel à la position russe en Ukraine par la voix de son ambassadeur chinois à Bruxelles.
  • Mai 2015 : accord pour intégrer le projet russe d’Union eurasienne au monumental projet chinois de routes de la Soie reliant Extrême-Orient et Europe.
  • Le même mois : signature d’un accord autour de la cybersécurité (pacte de non-agression).
  • Le même mois : exercices navals sino-russes en Mer Noire et en Méditerranée (les deuxièmes du genre, loin de leurs ports d’attache).
  • Le même mois : la Russie devient le premier fournisseur de pétrole à la Chine, devant l’Arabie saoudite.
  • Juin 2015 : la Russie commence à émettre des obligations en yuans.
  • Le même mois : location de terres vierges en Sibérie à des compagnies agro-alimentaires chinoises.
Le tout dans un contexte général d’intégration et d’expansion de l’Organisation de Coopération de Shanghai (la future OTAN eurasienne), d’union des BRICS, de création de banques de développement concurrençant le système financier international aux mains de l’Occident, de dé-dollarisation accrue des échanges…
N’en jetez plus ! Les stratèges américains se prennent la tête à deux mains : comment a-t-on pu en arriver là ? La réponse est pourtant simple : l’accélération quelque peu hystérique, ces dernières années, de l’unilatéralisme occidental qui tente une dernière sortie (Irak, Libye, Syrie, Ukraine etc.) avant de ne plus en avoir les moyens. Chine et Russie sont parties pour continuer leur lune de miel. La première est grande consommatrice d’énergie, économiquement performante, technologiquement au top et densément peuplée. La seconde possède de fabuleuses richesses en hydrocarbures, une puissance militaire considérable et une intelligence diplomatique peu commune. Les deux s’emboîtent l’une dans l’autre comme deux pièces de puzzle.
Ce que Staline et Mao n’avaient pas réussi à faire, la Chine de Xi et la Russie de Poutine, pragmatiques, débarrassées de l’encombrante idéologie communiste, sont en train de le réaliser.
Organisation de Coopération de Shanghai