Présentation

Le groupe X-Sciences de l'Homme et de la Société, intégré à l’AX l’association des anciens de Polytechnique, se donne pour objectif de recevoir des penseurs « hors des sentiers battus » autour du thème général de la Transition de paradigme. Il maintient un blog X-SH.org et publie les vidéos des rencontres sur sa chaîne Youtube
Paul Jorion, anthropologue, sociologue et chercheur en Intelligence Artificielle, a travaillé 18 ans au cœur du système financier notamment sur les algorithmes de trading automatisés. Ancien élève de Claude Lévi-Strauss et maître de conférence à Cambridge, économiste et essayiste, il présente sans aucun doute une pensée à la fois originale et construite. Célèbre pour avoir averti à l’avance de la crise financière de 2008, il est contributeur régulier au Monde et à d’autres périodiques et anime le blog http://www.pauljorion.com. Il nous parlera en particulier de son dernier livre « Le dernier qui s'en va éteint la lumière – Essai sur l’extinction de l’humanité », publié chez Fayard.
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Paul Jorion

Ce qui a contribué à me donner l’idée d’écrire ce livre, c’est notamment une prise de conscience que j’ai eue en participant à une émission radiophonique en Belgique à tonalité philosophique, où l’animateur s’ingéniait à amener les invités à suggérer qu’à coup sûr « certaines choses nous restent incompréhensibles », dans le sens d’opaques à la raison. La tendance c’était en somme d’amener les auditeurs à une forme de métaphysique. Et comme je me montrais réticent à me laisser diriger de la sorte et qu’il voulait quand même respecter son cahier des charges, comme je parlais d’un galet qui m’avait été offert,  il a fini par me taxer de superstition et par faire semblant de croire que j’attribuais quelque puissance magique à ce caillou, plutôt que d’y voir tout simplement le cadeau d’une personne que j’apprécie ! 
C’est une métaphysique, un « arrière-monde » comme aurait pu dire Nietzsche, qui est recherchée plutôt que l’aride lucidité, comme un déni et un masque à la réalité. Tout, plutôt que la lucidité ? Mais c’est pourtant de lucidité que nous avons besoin !
Or la lucidité nous amène à constater que notre monde est sous l’impact de trois pertes de contrôle majeures, d’une part environnementale puisque nous utilisons pour notre activité économique 1,6 planète et les conséquences tel réchauffement et autres en découlent, d’autre part notre système économique et financier, enfin la complexité devenue dans bien des domaines trop importante pour que nous puissions la maîtriser. A tout cela se rajoute l’invention de l’ordinateur et la question de l’intelligence artificielle, dont l’actualité se profile de plus en plus. Et l’on pourrait s’attendre à ce que la lucidité nous pousse à l’action.
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De toute façon bien au-delà d'une exploitation raisonnable (source: Le Monde)
Nous restons pourtant sans agir. De multiples blocages apparaissent, tels ceux qui ont amené les plus puissants acteurs à limiter les velléités de réglementation de la finance apparues à partir de la crise de 2008 à des dispositifs extrêmement insuffisants, et menacent même de remettre ceux-là en cause.
D’où ce livre, avec pour objectif d’étudier « tout ce qui bloque », et jusqu’à une dimension psychanalytique, une réflexion sur la nature de l’être humain. La lucidité est bien l’essentiel, avant 2008 bien d’autres en plus de moi étaient en position d’alerter sur ce qui allait se passer, et pourtant ils ne l’ont pas fait.
Etudier tout ce qui bloque, cela signifie d’abord mettre en lumière les cliquets, c’est-à-dire les mécanismes sans retour, mis en place pour empêcher des changements de politique.
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Retour en arrière exclu
Un exemple parmi d’autres est la distinction spécieuse et orientée entre mesures « techniques » et mesures « politiques » au niveau européen... où il apparaît que ce sont les mesures d’inspiration néolibérale qui sont appelées techniques, et peuvent donc être approuvées par une simple majorité qualifiée. Tandis que des mesures d’inspiration différente seraient appelées politiques, et il faudrait l’unanimité pour les approuver. C’est que ce que l’on appelle « technique » a justement été construit à partir de présupposés néolibéraux, dont le contenu pourtant éminemment politique est donc maintenant pris comme s’il allait de soi, comme s’il n’était pas politique justement. Et il y a bien d’autres exemples.
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C'est pour raison technique
Je propose en définitive dans ce livre un choix, car il est d’abord un appel à l’action, mais cet appel on peut le refuser et pour ce cas la dernière partie du livre appartient au genre ancien des « consolations » – pensez à Malherbe et la consolation à M. Du Périer « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin » – c’est-à-dire un discours destiné à aider un travail de deuil. Ici, il s’agit du deuil de l’espèce humaine.
Les causes de la possible extinction de l’espèce, je ne les détaille pas dans ce livre. On peut se rapporter tout simplement à ce que disent les scientifiques, notamment au sujet du réchauffement climatique qui serait dangereux à partir de 2°C, et nous nous dirigeons vers bien davantage. Les conséquences sont multiples, et on en voit certains prodromes déjà. Les réfugiés qui viennent en Europe, ce sont pour une part des réfugiés de guerre oui, mais pas seulement, le réchauffement aussi commence déjà à pousser des gens vers l’exil. Et le réchauffement n’est encore pas la seule conséquence de notre comportement.
Les retours que je reçois, eh bien beaucoup de gens me disent en tirer du courage, ce qui peut surprendre car ce livre pourrait désespérer. Et il y a un autre retour dont je veux parler.
Mon éditeur m’a appris, non seulement que des éditeurs chinois voulaient acheter les droits à traduction de mon livre, mais encore qu’il y avait eu concurrence entre eux et que le montant proposé était sans précédent – quarante fois ce qu’il est d’usage de proposer dans ce cas. Il y a donc une réceptivité particulière en Chine au discours que je porte.
Essayant de la comprendre, je la mets en relation avec une attitude chinoise qui transparaît dans la formule de Deng Xiao Ping sur le passage au capitalisme « traverser la rivière en tâtant une pierre à la fois » : c’est une attitude d’expérimentation pragmatique, bien ancrée dans la civilisation chinoise traditionnelle qui obtint des résultats impressionnants dans la technologie – gouvernail d’étambot, papier, poudre... – mais se désintéressait relativement de la théorie, contrairement aux Grecs de l’antiquité dont nous avons hérité, raison pour laquelle elle n’a pas développé de science appliquée.
Il faut aussi noter la tentative menée par le président chinois Xi Jinping depuis en gros 2014 de réintroduire des éléments de taoïsme et de confucianisme. C’est une réaction semble-t-il à l’augmentation de la corruption. Bien sûr, ce système est aussi autoritaire et peut être brutal, il ne faut pas le perdre de vue.
Ce qui est intéressant, c’est que l’expérimentation pragmatique suppose une certaine audace, mais sous-tendue par la capacité à revenir en arrière si le besoin s’en fait sentir. Pas de cliquet ici, pas de blocage unidirectionnel, on est prêt éventuellement à se remettre en question.
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Une pierre à la fois, et sois adaptable
Pendant ce temps, en Occident, il faut constater que les questions qui occupent la scène publique sont par comparaison futiles, ou au mieux assez secondaires. On peut parler de la loi Travail en France oui, mais on ne parle pas de l’évaluation comme quoi 30 à 40% des emplois pourraient disparaître d’ici à quinze ans du fait de l’automatisation – et il s’agirait alors plutôt des services, on parle d’automatisation des tâches cognitives davantage que de robots à proprement parler.
Prouver l’existence du risque d’extinction, encore une fois je renvoie aux scientifiques. Je parle dans le livre de deux à trois générations – cependant cela pourrait aussi être plus rapide. Le réchauffement devient de plus en plus évident, et pourtant les accords ne sont pas respectés – Kyoto dont la référence est 1990, et pourtant les émissions de CO2 ont augmenté de 60% depuis, la COP21 l’année dernière et l’on essaie de faire des produits dérivés sur la taxe carbone, c’est-à-dire en réalité à ne sauver notre monde que s’il est possible que ça rapporte !