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mardi 3 mars 2015

Le pétrole va manquer, la troisième guerre mondiale est en marche . SYRIE



La géographie politique de la guerre en Syrie, par Fabrice Balanche







Billet de Aron Lund
Vendredi 30 janvier 2015
Expert reconnu de la Syrie, Fabrice Balanche a une perspective inhabituelle. Son domaine d’étude est la géographie politique, qui relate l’interaction entre pouvoir, communauté et territoire. Professeur assistant de géographie à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO), il fait des apparitions fréquentes dans les médias français, où son rejet précoce de l’idée qu’une transition pacifique en Syrie serait possible, ou que la chute du président syrien Bachar el-Assad était imminente ont fait des vagues.
Sa recherche commence à être disponible en anglais, mais est pour la plupart écrite en français; les lecteurs francophones sont donc encouragés à consulter ses travaux les plus récents et à le suivre surTwitter. Aujourd’hui, Fabrice Balanche nous a fait le plaisir d’accepter une entrevue avec Syria in Crisis afin d’expliquer sa méthode pour cartographier la guerre en Syrie et afin de présenter son point de vue de la situation.
Dites-nous, en quelques mots, comment vous avez été amené à vous consacrer à la Syrie.
J’ai commencé à travailler sur la Syrie en 1990 alors que je rédigeais mon mémoire de maîtrise. Entre 1992 et 2000 je me suis consacré à une longue étude des relations entre la communauté alaouite et les autorités syriennes pour une thèse de doctorat en géographique politique. Celle-ci fut publiée en 2006 (La région alaouite et le pouvoir syrien). J’ai vécu en Syrie pendant six ans durant cette période. J’ai décrit le clientélisme confessionnel qui structure la société syrienne ; ma conclusion était que la Syrie à l’époque du décès du président Hafez el-Assad en juin 2000 se trouvait dans une situation similaire à celle de la Yougoslavie au moment de la mort de son président Josip Broz Tito, et que par conséquent elle risquait de subir un sort identique.
Dans l’édition de décembre 2011 du journal de géopolitique Outre-Terre, vous écrivez un article intitulé Géographie de la révolte syrienne. Il décrit le conflit syrien comme étant prédéterminé par des facteurs sociaux et confessionnels, avec une opposition armée presque entièrement enracinée dans la majorité sunnite de la population – particulièrement parmi les groupes sociaux en déshérence tels que les pauvres des régions rurales — alors que les zones dominées par les minorités et les classes moyennes et supérieures demeurent soit passives, soit soutiennent activement le président. Il s’agit là d’une des premières études approfondies des dimensions confessionnelles et socio-économiques du conflit, publiée bien avant que ce genre d’arguments ne devienne courant dans les médias, et à un moment où les deux parties en présence niaient complètement la dimension confessionnelle du problème syrien. Comment êtes-vous parvenu à ces conclusions ?
Je n’ai point été surpris par l’éclatement de la crise en Syrie. J’ai plutôt trouvé surprenant que le pays n’ait pas explosé quelques années plus tôt étant donné que tous les indicateurs socio-économiques étaient au rouge. On observait des tensions sociales dues à la pauvreté, des tensions territoriales entre le centre et la périphérie, et des tensions confessionnelles – et toutes se superposaient.
L’intifah, ou ouverture économique, de 1990 et les réformes accélérées de libéralisation entreprises sous le régime du président Bachar el-Assad ont créé des inégalités sociales qui se révélaient impossibles à gérer par une bureaucratie syrienne rigide, tout en accroissant les frustrations confessionnelles, spécialement à l’encontre des alaouites. Le vieux système baathiste était alors en bout de course. L’économie syrienne avait un besoin urgent d’une marge de manœuvre, mais le jeune président ne pouvait transformer la Syrie en un “tigre économique“. Cela aurait mis en cause toute la structure du pouvoir méthodiquement élaborée par son père.
La situation a, par conséquent, débouché sur une guerre civile au cours de laquelle la fragile coexistence confessionnelle en Syrie a volé en éclats – coexistence qui dans les années qui précédèrent le conflit reposait de plus en plus sur la répression et de moins en moins sur la redistribution de la richesse économique nationale.
Mais pourquoi les grands médias et le débat politique en occident ne se sont-ils penchés sur le problème que bien plus tard ?
Les médias refusaient de considérer la révolte syrienne comme autre chose qu’un prolongement des révolutions en Tunisie et en Egypte, alors que régnait l’enthousiasme pour le printemps arabe. Les journalistes ne saisissaient pas les subtilités confessionnelles de la Syrie, ou peut-être ne voulaient-ils pas les appréhender ; j’ai été censuré à de multiples reprises.
Les intellectuels syriens d’opposition, dont bon nombre vivaient en exil depuis des décennies, tenaient un discours semblable à celui de l’opposition iraquienne pendant l’invasion américaine de 2003. Certains prenaient honnêtement leur désir d’une société non-sectaire pour la réalité ; mais d’autres – tels les Frères Musulmans – cherchaient à travestir la réalité afin d’obtenir le soutien des pays occidentaux.
En 2011-2012 nous souffrions d’un type de maccarthysme intellectuel relatif à la question syrienne : si l’on affirmait qu’Assad n’allait pas tomber dans les trois mois, alors on était soupçonné d’être à la solde du régime syrien. Les membres de l’opposition en exil du Conseil National Syrien passaient à la télévision l’un après l’autre pour nous assurer que les rares dérapages confessionnels étaient l’œuvre des services secrets d’Assad, que la situation était sous contrôle, et que le Conseil National Syrien avait un plan pour éviter tout risque de guerre civile. Et comme le ministre des affaires étrangères français avait pris fait et cause pour l’opposition syrienne, il eût été de mauvais goût de contredire ses communiqués. Comme Georges Malbrunot et Christian Chesnot en font la remarque dans leur dernier livre Les chemins de Damas : « Il est préférable de se tromper avec tout le monde que d’avoir raison tout seul ».
Le conflit syrien a-t-il été influencé par des facteurs confessionnels dès le début, ou cet aspect est-il apparu plus tard ?
Le conflit syrien a été confessionnel, social et politique dès le début. Ces trois facteurs étaient étroitement liés, parce qu’en Syrie les divisions confessionnelles sont présentes partout. La révolte commença par une tentative de se débarrasser d’Assad, de la bureaucratie étatique, du parti Baath, des services secrets, et de l’état-major de l’Armée Arabe Syrienne. Mais toutes ces organisations sont remplies d’alaouites, dont plus de 90% travaillent pour l’état.
On pouvait repérer les motifs confessionnels sur la carte. Dans les zones mêlant les alaouites et les sunnites, les protestations n’avaient lieu que dans les secteurs sunnites. A Lattaquié, Banias et Homs, les manifestants sunnites s’affrontaient à des contre-manifestants alaouites. Cette mobilisation pro-Assad n’était pas seulement organisée par le gouvernement ; elle faisait plutôt partie du phénomène d’asabiyya urbaine (solidarité communale) que Michel Seurat a si bien décrit dans le cas de Tripoli. Dans la province de Daraa, la population étant presque exclusivement sunnite, les manifestations se sont naturellement propagées – mais seulement jusqu’à la frontière avec la province de Sweida, peuplée de Druzes qui ne sympathisaient pas du tout avec le mouvement. A Alep, les divisions étaient principalement sociales entre les nantis et les pauvres, entre les citadins et les nouveaux arrivants des campagnes vivant dans les bidonvilles. Le facteur confessionnel y était toutefois également présent, avec les chrétiens demeurant farouchement fidèles au régime et les kurdes jouant leur propre jeu comme nous l’avons constaté dans les cantons autonomes d’Afrin, Ain el-Arab (Kobané) et Kameshli.
En fin de compte, le confessionnalisme commença à éclipser tous les autres paramètres de la crise syrienne.
Dans l’édition d’octobre 2013 du journal en ligne français Orient XXI, vous publiez un essai sur la façon dont la division politique en Syrie est représentée sur les cartes (L’insurrection syrienne et la guerre des cartes). Vous y fournissez une estimation approximative de la fraction du territoire syrien et de la population tenus par chacun des camps politico-militaires. A l’époque, vous aviez calculé que 50% à 60% de la population en Syrie – mais moins en termes de territoire – demeuraient sous le contrôle d’Assad et de ses alliés, alors que les divers groupes arabes sunnites insurgés contrôlaient 15% à 20% de la population, et les kurdes peut-être 5% à 10%. Le reliquat comprenait les personnes vivant dans des régions contestées. Pouvez-vous expliquer brièvement comment vous avez calculé ces chiffres ?
Dès mon premier séjour en Syrie, j’ai été frappé par l’absence de sources statistiques et cartographiques fiables. Les chercheurs et les experts extrapolaient simplement à partir d’études de cas locaux, ou de données générales à l’échelle des provinces. Je me suis donc assigné la tâche de construire un système d’information géographique à partir des recensements et des cartes topographiques syriennes.
Je dispose désormais d’une base de données démographiques pour 6 000 localités syriennes, de même que des bases de données au niveau des quartiers pour les dix villes les plus importantes. Ceci me permet de calculer le pourcentage de la population sous le contrôle des rebelles, des kurdes et du gouvernement, quoique de façon approximative étant donné le peu d’information concernant l’origine géographique des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays.
Les chiffres publiés dans Orient XXI étaient fondés sur la situation militaire au début de l’été 2013 et l’état des lieux a bien évolué depuis. Pourriez-vous nous donner votre meilleure estimation du territoire et de la population aujourd’hui sous le contrôle des différentes parties
En premier lieu, il y a eu un exode massif de réfugiés hors de Syrie. Le Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estime le nombre actuel de réfugiés syriens à quelque 3,7 millions. Nous pouvons probablement y ajouter un autre million de personnes qui n’ont pas été enregistrées comme réfugiés, parce qu’elles sont suffisamment aisées pour échapper à ce statut, ou bien parce qu’elles ont traversé la frontière clandestinement.
En Syrie, il reste maintenant environ 18 millions d’habitants qui n’ont pas péri à cause de la guerre ou fui le pays. Ils se répartissent comme suit : 3 à 6 millions dans les zones rebelles, 10 à 13 millions dans les zones tenues par le gouvernement, et 1 ou 2 millions dans la région kurde.
Ces différences sont dues aux déplacements internes. Les personnes déplacées à l’intérieur du pays représentent au moins 6,5 millions selon le HCR, bien que nous sachions que ce chiffre est surestimé [NdT : "underestimated" dans le texte original] par toutes les parties afin d’obtenir un supplément d’aide humanitaire. L’origine des réfugiés hors de Syrie est facile à déterminer car ils sont enregistrés par le HCR, mais cela est difficile dans le cas de personnes déplacées. Toutefois, il semble évident que la majeure partie des mouvements de population à l’intérieur des frontières s’effectue depuis les territoires rebelles appauvris et souffrant d’insécurité vers les zones contrôlées par le gouvernement, plus stables et économiquement en état de fonctionner.
Il est plus facile de donner le pourcentage du territoire occupé par les différents camps, mais notez bien que ceci ne fournit pas une image adéquate de la situation militaire, puisqu’une vaste région rurale est stratégiquement moins importante que les grandes agglomérations ou les axes principaux de communication.
A ce jour, le gouvernement syrien contrôle 50% du territoire, mais domine entre 55% et 72% de la population demeurée en Syrie. Les rebelles contrôlent 45% du territoire et 17% à 34% de la population, tandis que les kurdes ne contrôlent pas plus de 5% du territoire et 5% à 10% de la population.
Comme les deux rapports du HCR ainsi que d’autres sources indiquent qu’une large majorité des réfugiés et des personnes déplacées proviennent des zones rebelles, nous pouvons affiner nos statistiques pour conclure qu’environ deux tiers de la population syrienne encore au pays résident dans le territoire sous contrôle du gouvernement, et moins d’un quart dans les zones rebelles. Mais il est difficile d’être plus précis.
Si nous considérons plus en détail ces 45% du territoire syrien et ces 17% à 34% de la population sous contrôle des rebelles sunnites, nous savons que des centaines de groupes différents sont actifs dans cette zone. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Par exemple,l’Etat Islamique, désormais en guerre avec presque toutes les autres composantes de la rébellion, a surgi comme une force de combat entièrement séparée. Quelle fraction de la Syrie l’Etat Islamique contrôle-t-il à présent ?
Il est difficile de savoir quels territoires se trouvent sous le contrôle de groupes rebelles tels que Ahrar al-Sham, le Front al-Nosra, l’Armée Libre Syrienne (ALS), ou d’autres factions analogues. C’est plus facile dans le cas de l’Etat Islamique car il est seul présent sur son territoire. A l’heure actuelle, il contrôle environ 30% du territoire syrien, bien que ceci comprenne de vastes régions désertiques. La population sous la domination de l’Etat Islamique peut être estimée entre 2 millions et 3,5 millions de personnes, ce qui correspond à quelque chose comme 10% à 20% de la population actuelle de la Syrie.
En agrégeant les groupes tels que Ahrar al-Sham, le front al-Nosra, l’Armée de l’Islam, et les différentes factions de l’ALS, on arrive à peut-être 15% du territoire et 1 million à 2,5 millions de personnes, bien que le contrôle politique soit éclaté ou partagé entre de nombreux groupes d’obédiences diverses. Encore une fois, la densité démographique diffère considérablement d’une région à l’autre. Ainsi, l’Armée de l’Islam contrôle un tout petit territoire dans la région de Ghouta Est, dans les environs de Damas, qui représente moins de 0,1% de la superficie du pays. Toutefois, cette zone est densément peuplée et comprend peut-être 350 000 à 500 000 personnes, ce qui signifie que l’Armée de l’Islam contrôle 2% ou 3% de la population syrienne.
Source : Carnegie Endowment for International Peace, le 30/01/2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.


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