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samedi 12 novembre 2016

POIL DE CAROTTE

SOURCE

NOUVELLEAKS par Slobodan Despot

NOMMONS LES SPECTRES

1933, c’est le chiffre clef de nos laveurs de cerveaux! C’est l’horizon indépassable de leur analyse politique, c’est le résultat chiffré de tous leurs décryptages, et c’est même leur indice de quotient intellectuel (si l’on n’oublie pas de mettre une virgule au milieu).
Bon. Poil de Carotte a été élu président des Etats-Unis non par une majorité populaire, mais par une majorité de grands électeurs. C’est l’Amérique. Nous n’y comprenons pas grand-chose. Mais nous avons fait mine, depuis le début de la campagne, de tout comprendre et de tout savoir.

Effondrements et malédictions

Ainsi cet ambassadeur de France, Son Excellence Gérard Araud. Il a commencé par insulter le candidat Trump. Il pouvait se permettre toutes les désinvoltures, estimant qu’il n’avait pas la moindre chance d’être élu. Il en était même certain, car il lisait les grands journaux et regardait les nouvelles. Il s’informait de source sûre, comme tout bon diplomate. Mais les sources sûres l’ont toutes trompé, toutes jusqu’à la dernière.
Et donc, le 9 novembre, patatras! Son Excellence est terrassé, anéanti!
«Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige» se lamente-t-il sur son Twitter.
Encore un qui n’a plus de frein dans son smartphone. Comme Donald Trump. Mais Trump, il a le droit. C’est un brasseur de casinos, un homme de cirque, un énergumène d’après ce que nous en dit la presse. Il n’est pas tenu ni formé à la retenue, à la réserve et à la correction comme l’ambassadeur Araud.
Son lointain prédécesseur Paul Claudel, sur le paquebot qui le menait en Amérique, s’inquiétait de l’instantanéité du télégraphe. Cette précipitation allait mettre sous pression toute la diplomatie, conduire à des décisions irréfléchies, funestes, écrivait-il. Il pensait même que le télégraphe et le téléphone rendaient les ambassades obsolètes.
Monsieur Araud, presqu’un siècle plus tard, lui donne mille fois raison. En particulier sur l’obsolescence des ambassades. Comme le dit André Bercoff, Araud est «à inscrire d’urgence aux dîners de cons». Il ne fait que compliquer la position déjà délicate de son président fantoche, qui n’avait prévu de félicitations que pour Mme Clinton. Cet homme est dangereux. Il y a des mois que son ministre aurait dû lui interdire tout accès aux réseaux sociaux. Car avec ce message, peut-être son ultime tweet ès-fonctions, il a commis la gaffe absolue pour un diplomate: il a dit la vérité!
La vérité, oui, et toute nue! Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Que le Brexit soit annulé, que M. Trump ne tienne pas ses promesses, cela ne change rien dans le fond. On a planté l’aiguille dans la baudruche. Quand vous crevez une baudruche, vous savez qu’elle va s’envoler en sifflant, mais vous ne pouvez jamais prédire où elle va atterrir. Tout est possible, y compris que les dindons rengorgés qui sont les piliers du système actuel passent à la trappe comme des mannequins passés de saison.
Un monde s’effondre devant nos yeux. Oui, et il s’effondre sur ses bases mêmes, sur cette Amérique qui donnait depuis 1945 le bon ton global en matière de pensée et de comportement. Or voilà qu’elle-même s’encanaille. Voilà que des armées de globalistes dociles, en France, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, vont se retrouver perdus dans l’espace glacé, tous liens coupés avec la base, comme Matt Damon dans Seul sur Mars. Ou bien pas. Tout est possible. La seule chose de sûre désormais, c’est l’incertitude dont ils ont horreur. Le vertige, en somme, comme dit son excellence!

Vertiges et hallucinations

Mais ne crions pas Araud sur le baudet! L’ambassadeur de France à Washington n’est de loin pas le seul âne dans le pré. Son vertige est largement partagé. Il est contagieux. Il n’y a qu’à allumer sa radio ou à ouvrir un journal pour s’en assurer. Car, comme on le sait, le vertige inhibe la plupart des facultés mentales, en premier lieu la raison.
Tenez, aux nouvelles de midi de la radio suisse, ce 9 novembre, nous étions au chevet non pas de l’Amérique mais d’un professeur honoraire de relations internationales qui vivait un cauchemar en direct. Ce malheureux s’était réveillé en 1933! En plein hitlérisme! «Le fascisme utilise le registre des émotions», nous avertit-il au début avant de nous sumberger avec les siennes, assaisonnées de préjugés, d’idées fixes et de partis pris et dénuées de toute réflexion probante.
Notre bon professeur n’avait rien à dire sur Trump, sinon que c’était un individu intellectuellement déficient, ni sur le vote des «laissés pour compte de la société américaine». Il est évidemment difficile de comprendre les motifs d’une population survivant à mille balles par mois quand on est payé quinze ou dix-huit mille pour dormir à reculons jusqu’en 1933. Tout ce qu’il sait, c’est que ces gens «auraient dû» voter pour Mme Clinton. Il est notoire que Hillary ne pensait qu’à eux. Pour le reste, le professeur n’a su nous livrer que des lieux communs marxistes et l’inévitable psychanalyse des électeurs mal inspirés.
Si ce pépé hyperémotif a contribué, du haut de sa chaire, à la formation des journalistes suisses actuels, leur foirade totale dans l’information sur la présidentielle américaine s’explique soudain un peu mieux. Quoi qu’il en soit, ils lui ont renvoyé l’ascenseur en remplissant avec ses jérémiades un temps d’antenne précieux qu’on aurait pu employer, par exemple, à comprendre la réalité plutôt qu’à la conjurer.

Sortilèges et conjurations

Car chez ces gens-là, il suffit d’évoquer les années 30 pour que les dilemmes du présent soient résolus d’un seul coup. 1933, c’est le chiffre clef de nos laveurs de cerveaux! C’est l’horizon indépassable de leur analyse politique, c’est le résultat chiffré de tous leurs décryptages, c’est même leur indice de quotient intellectuel (si l’on n’oublie pas de mettre une virgule au milieu). Car de même que tout psychanalyste commence par se faire analyser lui-même, de même les laveurs de cerveaux ont d’abord fait le ménage dans leurs propres têtes. Tabula rasa!
Ce n’est là qu’un exemple local parmi d’autres. Partout l’on conjure. On psychologise. On dessine la carte du cerveau de Donald Trump comme si c’était la créature de Frankenstein. On diagnostique la névrose et les angoisses de ses électeurs. Et par-dessus tout, on s’abstient de toute réflexion sur les causes concrètes de cette élection.
Parmi les cas les plus éclatants, ce débat, le 9 novembre au soir sur Infrarouge, entre une républicaine en Suisse (la dame rouge) et une ancienne ministre helvétique (la dame noire). Quand la dame rouge appelle Hillary Clinton un «produit électoral avarié» en rappelant le sillage de scandales et de corruption qu’elle traîne derrière elle, la dame noire sort de ses gonds. Elle ne peut tolérer de tels propos. Parler de corruption, en Suisse, est de toute façon tabou. La dame noire a travaillé avec l’intéressée, qui était toujours au fait de ses dossiers, qui était même «trop perfectionniste». L’argument est du même poids que le «c’était un monsieur discret, toujours poli» qu’avancent invariablement les voisins du tueur en série. Il vaut mieux connaître ses dossiers quand on ment, de même qu’il importe d’être perfectionniste quand on charrie des faisceaux d’intérêts conflictuels. Cette confrontation résume à elle seule l’ambiance du débat. Face aux raisons, l’absence de raison; face au sang-froid, l’indignation; face aux arguments, l’interdiction. Il est impossible de parler de Mme Clinton en tant que repoussoir à votes. Il est impossible d’analyser le dévoiement du parti démocrate qui avait une carte sûre à jouer pour la présidence, celle des valeurs incarnée par Bernie Sanders, et qui a choisi finalement la carte du fric saoudien et de la compromission, celle du clan Clinton. Il est impossible d’évoquer le bilan de paille des années Obama. Il est tout simplement impossible de penser.

Acnés et éruptions

La trumpophobie actuelle est très exactement le reflet en négatif de l’obamania d’il y a huit ans. Et ce sont des gens formés et payés pour nous informer et pour cultiver un esprit critique qui lancent et qui attisent ces raz-de-marée émotionnels, qui rabaissent le débat à du prurit adolescent.
Il fallait être idiot pour croire que Barack Obama allait accomplir ses extravagantes promesses — aussi nous avons dû nous farcir dès 2008 la prédication d’une armée d’idiots. Pas plus qu’Obama n’a fait triompher la cause des Noirs et des femmes, ni œuvré pour la paix, ni mis au pas les banquiers déchaînés de Wall Street, M. Trump n’assurera la suprématie blanche ni ne dressera une muraille de Chine face à l’islam. Encore moins pourra-t-il instaurer le fascisme. Il a gagné seul son élection, avec une organisation essentiellement centrée sur son camp familial. Il n’a pas de parti, sinon ces Républicains qui l’ont trouvé puant. Sa campagne électorale aura été son seul vrai rendez-vous avez les masses. Pour gouverner, il devra obligatoirement s’appuyer sur les structures héritées de l’Etat et dépendre d’elles. Lui prêter l’intention et la capacité de faire basculer l’Amérique dans le fascisme, c’est intoxiquer le public en s’intoxiquant soi-même.
La victoire de Trump est, fondamentalement, une affaire américaine. En proclamant à cause d’elle un deuil planétaire, en peignant Hitler sur la muraille et en proscrivant l’exercice de la raison, nos «élites» globalisées ont attiré l’attention sur leur propre débilité. Si les professeurs enseignaient plutôt que d’endoctriner, si les journalistes informaient plutôt que d’affabuler, si les politiques écoutaient leurs électeurs autant que leurs corrupteurs, l’Amérique et le monde n’auraient pas besoin d’un Trump. Mais en l’état des choses, ce raz-de-marée dont Trump n’est que le surnom est plus qu’inévitable: il est nécessaire. Et il balaiera, sous diverses formes et intensités, l’ensemble du monde occidental.

Déshabillages et confessions

Le divorce entre les élites et le peuple n’était que le premier stade de la fusée. A présent, c’est le divorce entre les élites et la réalité elle-même qui est en train de se consommer. Et c’est, comme souvent, dans Le Temps de Genève, la feuille de vigne gauchiste de la droite financière, qu’on en trouve le plus bel échantillon:
«Les médias, qu’ils le veuillent ou non, évoluent dans le monde de l’élite. Ils ne se frottent pas assez à la population aux mains calleuses, aux petits employés ou aux plus jeunes dont les opportunités se réduisent considérablement. Le journaliste ne sait plus être curieux des aspirations des habitants à sa périphérie.» (Stéphane Benoît-Godet, «A quoi servent les élites?», Le Temps, 10.11.2016)
Même renversé sur sa carapace, les pattes en l’air, le hanneton trouve encore le moyen de se trouver plus beau que vous qui le regardez se tortiller par terre (1). Le petit marquis (et rédacteur en chef du Temps) ne se livre à une apparente autocritique que pour claironner son mépris du bas peuple aux mains calleuses. Il montre dans le même paragraphe que sa suffisance est indestructible et qu’il n’y a aucun changement à attendre de lui ni de ses pairs. Leur idiotie n’est pas circonstantielle ni momentanée, elle est systémique et structurelle. Elle se trahit par des dérapages d’une stupidité déconcertante: voir la morgue éhontée des milliers de mails éventés par Wikileaks. (Oui, ce monumental document sur l’époque dont ils n’auront retenu que la fonction de peau de banane sur le chemin d’Hillary.)
Tout ceci témoigne d’une abrupte dissociation en castes qui s’opère partout: dans la formation, les cooptations professionnelles, les affinités culturelles, les habitudes comportementales. Ces gens se déshabillent sans pudeur devant la «périphérie» (sic), comme la maîtresse devant son esclave. Les idées politiques et sociales n’ont plus rien à voir avec cela. Il s’agit bien du processus de féodalisation à l’échelle globale prophétisé par Zinoviev (la «suprasociété occidentale»). Mais sitôt qu’un grain de sable vient enrayer le processus, le «monde de l’élite» s’affole comme la basse-cour lascive et terrorisée de Caligula.
Ces «élites» ont oublié qu’elles régnaient non par la force, mais par une illusion de supériorité intellectuelle, culturelle et morale assise sur le monopole de l’argent. Avec le strip-tease de ces derniers jours, elles ont pris le risque d’ôter le maquillage avec les oripeaux et les restes ne sont pas beaux à voir. Il faudra encore beaucoup plus de fric pour replâtrer le squelette. De tels médias n’ont plus aucun message à faire passer à la majorité de la population. De tels professeurs n’ont plus rien à professer. Ils sont en train de s’éliminer tout seuls, par le ridicule et la bêtise. Ils nous permettent de les appeler désormais par leurs vrais noms. Or nommer les spectres, c’est déjà les dissiper.
L’ambassadeur Araud l’a bien dit: «un monde s’écroule devant nos yeux». Mais il a omis de s’apercevoir qu’un autre monde se construisait à sa place!
(1) Voir également à ce propos la polémique engagée par Le Temps contre Pascal Décaillet, un des rares journalistes de la région à avoir eu une appréciation clairvoyante sur les élections américaines.

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